La Repubblica, organe de presse italien particulièrement sérieux – dont le propriétaire, Carlo De Benedetti, est un adversaire historique de Silvio Berlusconi – vient de frapper fort. Dans une analyse du marché cinématographique, le titre fait éclater toute ambiguïté : « I pirati che hanno salvato il cinema. » Les pirates qui ont sauvé le cinéma. De quoi faire sauter dans leur siège tous les représentants de sociétés de droits d'auteur. Recrudescence d'infarctus à redouter dans le paysage culturel ?
Le 31/08/2014 à 11:16 par Nicolas Gary
Publié le :
31/08/2014 à 11:16
Robb Wilson, CC BY NC 2.0
Le journal établi un constat simple : entre 2009 et 2014, les recettes du cinéma, à l'échelle mondiale, ont progressé de 33 % , et ce, alors que les sites de téléchargements et de streaming prospèrent. Pourtant, impossible de contester que les nouvelles technologies freinent l'industrie du cinéma : films en 3D, effets spéciaux ahurissants, diffusion sur support numérique, VoD, etc. On ne compte plus les solutions que l'informatique et l'internet ont apportées à ce secteur culturel. Pas plus que l'on ne recense les tentatives infructueuses pour lutter contre le partage en ligne, véritable hydre, dont bénéficie une part internautes.
L'impératif des majors, dans le partage de fichiers, reste toujours d'imposer une vision financière : c'est la perte d'argent qui est mise en avant, alors que ne s'impose, qu'en dernier, voire tout dernier lieu, la question de l'auteur de l'œuvre, et du préjudice moral. Le droit américain, centré sur le copyright, et le droit français diffèrent fondamentalement, et l'article de nos confrères ne vise aucunement à justifier les défenseurs de la culture libre ni blâmer les entreprises. Le constat est simple : depuis l'essor de l'internet dans les foyers, deux grands sites ont vu le jour, The Pirate Bay, fondé par trois jeunes suédois, et Megaupload, administré par Kim Dotcom. Pour le premier, c'est fluctuat nec mergitur, alors que le second semble avoir bel et bien fait naufrage. La demande, elle, persiste, et l'offre se multiplie, comme des petits pains.
Le pirate, consommateur gourmand
Au-delà des études contradictoires et invérifiables, quant à l'incidence du piratage sur les ventes, on constate que les pirates, quels que soient les rapports ou analyses, sont aussi des consommateurs. Et bien plus gourmands que les non-pirates. De sorte que, pour ce qui concerne le cinéma, on assimilerait la quantité accrue de piratage à la présence accrue de spectateurs dans les salles – donc, à l'augmentation de revenus, pour les majeurs. Les pirates, sauveurs de l'industrie du cinéma, voilà qui file le tournis...
Marco Scialdone, avocat en droit des technologies de l'information et de l'internet, observe simplement les recettes du box-office, pour constater que ces dernières ne varient pas – 2014 serait d'ailleurs une apothéose de résultats financiers. Et premier paradoxe : Brésil, Russie et Chine font partie des sources de revenus nouveaux. Or, la Motion Picture Association of America, ou MPAA, association défendant les droits de six des plus gros studios hollywoodiens, considère que la contrefaçon est la plus forte dans ces territoires.
Second élément, tous les appareils connectés qui nous environnent, sont à même de devenir des postes de réception pour la lecture d'un film – et l'industrie de la tablette n'a pas fini de faire les beaux jours des producteurs de films à ce titre. Ce qui implique une nouvelle source de revenus, à même, avec le temps, de pallier la disparition des ventes de supports physiques ? L'industrie du film a déjà connu cette crise des supports, avec l'apparition du Betamax et de la VHS dans les années 70 : des deux outils d'enregistrement et de visionnage – donc de partage potentiel – avaient scandalisé les majors. Universal et Disney avaient poursuivi Sony pour son appareil... avant que tout le monde ne finisse par s'embrasser : la cassette vidéo n'avait tué personne.
Le problème de toutes les études qui circulent vient de ce qu'elles sont payées par des majors : comment ne pas abonder dans le sens de son client, d'une manière ou d'une autre, dans ce cas ? Aux Pays-Bas, une étude indépendante avait eu le mérite, sans mettre personne d'accord, de démontrer que les clients qui piratent n'en sont pas moins des consommateurs actifs : achats de DVD, pratique de la VoD, abonnement en salles. Pas vraiment l'affreux jojo dissimulé derrière un écran avec des disques durs gorgés de contrefaçon, un poster No Future en guise de fonds d'écran et le couteau entre les dents.
L'archivage, une nécessité collective et historique
Si l'on devait, maladroitement, tant les domaines sont distincts, établir un parallèle avec le monde du livre, il viendrait certainement de ce que les pirates sont aussi des fournisseurs d'œuvres. Des films anciens, au succès modeste, mais introuvables en location, pas plus qu'en vente, se retrouvent sur la toile. Évidemment, il n'est pas question de nier la contrefaçon, la violation du droit d'auteur, et le risque de sanction – 300.000 € et/ou 3 ans de prison en France, la même sanction que pour un homicide involontaire...
D'un côté, il se trouve des plateformes mettant à disposition des films entrés dans le domaine public et qui en toute légalité proposent le téléchargement libre et gratuit. Cet effort de numérisation provient en partie d'un grand public anonyme, inconnu, loin de tous les studios de cinéma. Plus contrôlé, Archives.org propose des films du domaine public, avec une licence Creative Commons spécifique permettant leur redistribution. Les solutions technologiques de numérisation de disques vinyles, les appareils proposant la conversion de VHS en DVD sont autant d'outils mis à la disposition des consommateurs.
Et ces derniers peuvent alors être amenés à partager, depuis internet, avec d'autres acteurs. Même l'Internet Archive recrute des volontaires pour pratiquer la numérisation de VHS. On ne réclame pas au quidam de dématérialiser sa vidéothèque inconsidérément, mais on fait appel au public pour aider à la constitution de cette bibliothèque numérique.
En France, une célèbre équipe de pirates, la Team Alexandriz, avait fait grincer des dents toute l'édition. On y retrouvait des milliers de titres numérisés, et qui n'étaient pas disponibles en version numérique – voire certains ouvrages étaient épuisés. Mais les conditions de numérisation d'un livre sont bien plus longues que le transfert d'un vinyle à un format MP3. Créé en décembre 2009, leur site était officialisé en juillet 2010, avec pour vocation de créer des livres numériques et les mettre à disposition.
Leur politique de diffusion n'a jamais été clairement définie, mais le travail bénévole, réparti sur l'ensemble de la planète, a débouché sur la formation de scanneurs minutieux – on se souvient du prix Goncourt 2011, Alexis Jenni, L'art français de la guerre, chez Gallimard, dont les fautes présentes dans le fichier EPUB avaient été corrigées par les soins de la Team. L'arrêt définitif des activités, en septembre 2013, n'a jamais été très bien compris, d'autant que la Team Alexandriz n'avait, volontairement, fourni aucun détail. Sauf que durant toute cette période, la mise à disposition reposait sur l'investissement personnel. Et la contrefaçon, bien entendu.
Tout le problème réside dans ces quelques lignes. Nombre d'éditeurs se retranchent, pour justifier le défaut d'offre numérique (moins de 120.000 titres en France), derrière les contrats signés. Sans l'accord de l'auteur, et la contractualisation, impossible de passer en version numérique. Surtout que, depuis quelques années, les organisations professionnelles d'auteurs et d'éditeurs recherchaient un accord autour du contrat d'édition. Ce dernier a abouti à une signature officielle en mars 2013, mais sa mise en place dans les textes de loi aura encore à patienter quelques mois...
Le registre ReLIRE, ou le contrat d'édition aux requins
Ce problème de contrats n'a pourtant pas posé autant de soucis à l'État français, qui a voté une loi portant sur la numérisation des œuvres indisponibles du XXe siècle. Considérant que les textes n'étaient plus commercialisés (élément qui devrait rendre caduque le contrat liant l'auteur à l'éditeur), cette législation entraîne la constitution d'une liste de livres qui seront numérisés. Or, cette numérisation s'effectue sans l'accord préalable des ayants droit ni des auteurs : charge à eux de découvrir le projet, de le comprendre et peut-être de s'y opposer, dans les délais impartis, avec les humiliations qui s'imposent. Le registre ReLIRE démontre bel et bien qu'en manipulant savamment le Code de la propriété intellectuelle, les contraintes contractuelles peuvent rapidement s'estomper. Surtout quand le coût de la numérisation n'est pas imputé aux éditeurs...
ReLIRE : la BnF, "une gougnafière imbue, assistée de gros paresseux"
Les scanneurs associés à la Team Alexandriz, la plus médiatisée, mais peut-être la partie visible de l'iceberg, en matière de production de fichiers, n'effectuaient-ils pas un travail patrimonial similaire ? Si le registre ReLIRE se dit vertueux, c'est avant tout parce qu'on lui a taillé une législation sur mesure, là où les équipes de la TA agissaient sans demander quoi que ce soit, à qui que ce soit. Pourtant, leur travail de numérisation a permis la circulation d'œuvres, favorisé la lecture – il suffit pour s'en convaincre de relire (hem...) les commentaires des utilisateurs, lors de l'annonce de la fermeture.
Nos confrères italiens, en titrant que les pirates ont sauvé le cinéma, ont probablement mis le doigt sur quelque chose de plus grand encore. Avant que la lourde « usine à gaz » qu'est ReLIRE ne se mette en branle, démontre son efficacité (certains souriront...), des milliers de livres numériques auront été scannés, diffusés, en toute illégalité. Ne serait-ce alors pas là qu'il faudrait intervenir directement ?
Un travail en bonne intelligence...
En mai 2011, l'éditeur de manga, Kazé, expliquait à ActuaLitté que le phénomène du scantrad (la traduction de manga, en quasi simultanéité avec la publication au Japon) avait incité à réfléchir. Et si pour lutter contre le scantrad, il suffisait d'engager les équipes ?
« Elles sont nombreuses, réactives et pleines de volonté. Et c'est connu, les meilleurs hackers, si l'on parvient à les convaincre, deviennent souvent des chefs de la sécurité informatique au sein de certaines sociétés. Simplement, je vous signale deux choses : d'abord, il faut les identifier, ces équipes, mais dans ce cas, je ne suis pas contre faire affaire avec elles et tenter de contractualiser. Mais il faut ensuite les convaincre de travailler dans ce cadre-là. Et surtout, bien leur faire comprendre que l'on n'est absolument pas là pour légaliser les sites de piratage », concluait Raphaël Pennes, alors directeur éditorial de Kazé.
... et des solutions légales possibles
L'idée n'a pas encore fait tout son chemin, encore qu'un député UMP, Alain Suguenot, a proposé en juin dernier, que les œuvres indisponibles numérisées et partagées sur les réseaux, jouissent d'une exception spécifique. Il invitait alors à modifier le Code de la Propriété Intellectuelle, à l'article L. 331-23 :
« Aucune sanction ne peut être prise à l'encontre d'une personne ayant téléchargé un fichier musical mp3 en dehors de l'offre légale si ce fichier protégé par un droit d'auteur ou un droit voisin n'est pas disponible sur ces mêmes offres, et si l'auteur ou ses ayants droit n'y sont pas opposés ». (notre actualitté)
Il ne s'agissait que des fichiers musicaux, mais l'idée partait d'un constat simple : les œuvres anciennes, trop anciennes, ne sont pas proposées à la vente, parce que leur commercialisation n'intéresse pas les vendeurs en ligne. Alors que les amateurs de musique, eux, peuvent en être friands. Durant les débats d'Hadopi, en 2009, le député Patrick Bloche n'avait pas dit autre chose, considérant que « si une œuvre protégée par le droit d'auteur ou un droit voisin n'est pas disponible à l'achat, l'internaute qui la télécharge ne peut être sanctionné. Pour nous, c'est une évidence. L'internaute ne commet pas d'acte illégal – une qualification que vous utilisez si régulièrement – puisque l'œuvre n'est pas disponible et qu'il ne lèse aucun intérêt commercial de l'auteur ou des titulaires des droits voisins ».
BookScanner - ActuaLitté CC BY SA 2.0
Le collectif, La Quadrature du Net, met à disposition des personnes intéressées, un BookScanner, machine de bois et de verre, permettant la numérisation de livres. En s'appuyant sur un modèle de licence Creative Commons, l'organisation envisageait de créer une Copy Party Licence, offrant à tout individu la possibilité de jouir de l'appareil pour effectuer sa numérisation. Une solution de contournement de la législation française qui impose d'être le détenteur de l'appareil servant à la numérisation, pour effectuer la copie d'une œuvre. À l'occasion d'une démonstration de l'appareil, nous avions pu assister à la numérisation d'un ouvrage ancien, libre de droits, et la conclusion s'imposait : les citoyens peuvent (devraient pouvoir ?) prendre part à la constitution d'une bibliothèque collective de livres numériques. Surtout que la qualité de numérisation répond à des critères qualitatifs certains.
Tout cela prend forme, et si l'organisation est complexe, elle ne peut pas l'être plus qu'au travers de la lourde plateforme ReLIRE. Pourtant, de même que les usages continuent d'évoluer, bien loin des considérations du législateur, de même, les ayants droit auraient plutôt intérêt à travailler dans le sens des usages. À moins que, finalement, l'objectif ne soit que de freiner la commercialisation des livres numériques, et d'endurer la multiplication d'épiphénomènes – comme le partage d'une bibliothèque de milliers d'ebooks sous droit, hébergée par le cloud de Microsoft, OneDrive.
Sauf qu'à se multiplier, appuyés par les scanneurs qui ne manqueront pas de grandir en nombre, les épiphénomènes aboutiront, plus tôt qu'on ne le croit, à des épicentres de véritables séismes. Et la poussière ne sera pas prête de retomber à cet instant.
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