L'édition est dominée par des idées reçues
Slate a mené une enquête pour vérifier si l’écriture de l’histoire populaire était toujours un privilège masculin, en terme d’auteur et de sujet. En analysant un corpus de plus de 600 titres, ils se sont demandé de quels sujets traitaient ces livres, combien des biographies étaient consacrées à des hommes et à des femmes, ou encore si les Pères fondateurs y avaient encore une place prépondérante.
Eric Fischer, CC BY 2.0
L’équipe a examiné 614 œuvres de 80 éditeurs différents et appartenant à une de ces catégories : Histoire/politique/affaires courantes, Fiction narrative et Biographie. Et il en a résulté que 75,8 % de ces titres avaient été écrits par des hommes. Le ratio était à peu près le même en ce qui concernait les travaux plus académiques des presses universitaires. La différence était par contre légèrement moins accentuée sur la liste de best-seller du New York Times (70,4 % d’auteurs hommes). Ce déséquilibre refléterait donc une persistance des inégalités de genre chez les historiens.
21 % de ces livres étaient des biographies, et 71,7 % d’entre elles étaient consacrées à des hommes. Seuls 13 % des biographies d’hommes étaient écrites par des femmes, les auteures préférant visiblement consacrer leur travail à la vie de personnages féminins. 69 % des biographes femmes avaient choisi des sujets féminins, alors que seuls 6 % des biographes hommes avaient écrit sur des personnages féminins. Il apparaît donc sans appel qu’il existe une corrélation entre le genre des biographes et le genre de leur sujet.
Laura Heimert, éditrice de livres d’histoire depuis 20 ans chez BasicBooks, a commenté ces chiffres en disant que le monde de l’édition était gouverné par des idées reçues : « Les croyances populaires voudraient que les hommes lisent davantage de non-fiction, et les femmes plus de fiction., bien qu’avec mon expérience dans le milieu éditorial (et dans la vie), je n’ai jamais vu aucune étude qui puisse me le confirmer. »
Mais elle confirme néanmoins qu’il existe bien un clivage dans le choix des cibles de ces lecteurs. Les plannings sont par exemple : « organisés autour des saisons des cadeaux : Noël, la fête des Pères et la remise des diplômes. Nous assumons que la plupart de nos gros livres d’histoire soient achetés pour offrir, et surtout pour offrir à des hommes. (...) Nous avons un vrai problème avec l’édition, mais ce n’est pas juste un problème éditorial. Qu’en est-il de la façon dont nous éduquons nos enfants, qui dirige les femmes vers les départements de littérature et les hommes vers ceux d’histoire et de politique ? Quelles suppositions nous mènent (et par “nous”, j’entends les éditeurs, les libraires, les chroniqueurs, etc.) à sortir des livres d’histoire pour la fête des pères et des fictions ou mémoire pour la fête des Mères ? Se base-t-on sur des données ou sur des faits ? »
Une autre croyance populaire voudrait que les historiennes soient plus enclines à écrire sur des femmes, dont le rôle historique n’a jamais été particulièrement médiatisé : « Pour moi, le biais du genre est terriblement clair lorsque vous regardez ce que les femmes sont censées écrire : les hommes ont toutes les grandes étapes de l’histoire, les thèses révisionnistes et surtout la Seconde Guerre mondiale. Les femmes ont le droit d’écrire, et bien, sur les femmes », confie Imogen Robertson, de l’Association des Écrivains de l’histoire, au Guardian.
Et les figures féminines ayant toujours été reléguées au second plan, il semblerait en aller toujours de même aujourd’hui, à la façon d’un cercle vicieux. On pourrait imaginer qu’il est normal pour une historienne de vouloir écrire sur une femme dont le rôle historique aurait été passé sous silence. Mais les questions se posent alors différemment en termes éditoriaux : réussira-t-on à vendre un livre consacré à une personne que personne ne connaît ? Qu’attend-on finalement du contenu d’une biographie ?
Vers un renouvellement des formes par les femmes ?
Clare Alexander, agent littéraire britannique, met un point d’honneur à représenter des femmes qui écrivent des livres d’histoire. Elle confie : « Au Royaume-Uni, alors que l’histoire et la non-fiction sont majoritairement écrites, publiées et chroniquées par des hommes, Hilary Mantel a écrit des livres précurseurs d’une renaissance de fictions historiques au Royaume-Uni. Le genre connaît également le succès aux États-Unis et est majoritairement écrit par des femmes ».
Parce qu’on considère qu’il leur est illégitime de s’exprimer sur des sujets et dans des formes déjà réservées aux hommes, les femmes en quête de légitimité seront-elles amenées à innover davantage dans les formes afin de proposer des textes où leur genre ne les discréditera pas ? Et devra-t-on y voir une obligation de proposer toujours mieux, toujours plus original pour être prises au sérieux, ou bien un échec des tentatives d’accéder au mode de discours officiel, où les hommes garderont leur droit ?
L’attribution du dernier prix Nobel à Svetlana Aleksievitch va plutôt dans le sens de la récompense d’un dépassement des genres : qu’est-ce que son œuvre et à quelle catégorie appartient-elle ? Est-ce un reportage, un récit romancé, un documentaire qui donne autant d’importance à une plume qu’à des faits ? « C’est de la creative non-fiction » semble la réponse la plus appropriée. L’expression n’est pas un fourre-tout, elle dit la complexité de la catégorisation de ces œuvres qui veulent tout être à la fois. Celles-ci prennent racine dans le réel, mais se rapprochent formellement d’un roman.
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