Un cas de conscience en Roumanie dans les années 80
Le 17/02/2013 à 09:40 par Les ensablés
Publié le :
17/02/2013 à 09:40
[caption id="attachment_4190" align="alignleft" width="300"] Le Rostand[/caption]Aujourd'hui, pas d'ensablé, mais le présent. C'était l'autre soir, au Rostand, rue Médicis, où l'émission "Un livre, un jour" a été tournée pendant plusieurs années. J'étais en compagnie d'une dame roumaine, parlant parfaitement français, comme il se doit. Elle est un peu plus jeune que moi, a connu la dictature communiste, et je l'interrogeais avec curiosité. Et voilà qu'elle me raconte une histoire qui, depuis, me hante. Si je n'avais pas déjà écrit la Nuit du Vojd, nul doute que je l'aurais utilisée... Voici son récit.J'avais vingt-deux ans et je n'avais jamais quitté Iasi. Ayant terminé mes études de lettres françaises, j'attendais de devenir professeur à la faculté. Mais, en ce temps, le mérite ne comptait pas si on était sans relation. Ceux qui furent nommés à l'Université étaient des enfants de la Nomenclature. Il ne me vint même pas l'idée de protester. D'ailleurs, si je l'avais fait, mes parents auraient pu avoir des ennuis. On me donna un poste d'institutrice à cinquante kilomètres de Iasi, en pleine forêt. On me proposa une chambre que je ne visitais même pas.Il était hors de question que je quitte Iasi que j'aime plus que tout. Vous qui avez pu voir la ville, vous pouvez comprendre.A l'époque, il y régnait, dissimulée, une merveilleuse ambiance intellectuelle. Nous parlions en français entre nous, de tout, de littérature, de philosophie. Jamais de politique: nous étions de la génération qui n'avait jamais connu que la dictature. Quel beau temps, c'était! Cela vous fait drôle que je vous dise ça, mais c'était vrai: nous rêvions beaucoup... Les bibliothèques ne désemplissaient pas. Les bistrots, non plus, où, pour quelques sous nous buvions du vin, heureux, oui, dans notre misère que nous ne voyions même pas. Quitter cela? C'était hors de question.La rentrée est venue. Il n'y avait qu'un train, à cinq heures du matin, pour aller dans ce village. Trois heures de voyage... Mais j'étais jeune. Pour le retour, un seul train aussi qui partait du village à six heures, ce qui, au mieux, me faisait arriver vers neuf heures à Iasi... Mais il y avait les fins de semaine, et je comptais là-dessus pour continuer ma vie d'étudiante.Au début, cela a été facile. C'était l'automne. Je lisais ou bien je dormais dans le compartiment. Je rêvais de la France, de Paris. Je l'imaginais comme ce café où nous nous trouvons, sauf qu'il n'y avait dans mon Paris imaginaire que des bistrots semblables à celui-ci, et partout dans les rues, des gens portant des baguettes ou des livres, et buvant du vin à toutes les heures de la journée! Je me disais qu'un jour je pourrais m'y rendre. Un jour, oui. Mais, pour ne pas souffrir, je plaçais cet événement dans un lointain futur, car je me doutais bien qu'ayant achevé mes études, sans mari, sans enfants, le gouvernement ne me laisserait jamais partir. Ils n'étaient pas fous. Tous les sportifs, dès qu'ils étaient en Europe, y restaient.[caption id="attachment_4212" align="alignleft" width="300"] Nicolae Ceaucescu[/caption]Le travail était très pénible. J'avais à m'occuper d'une classe de quarante élèves, des enfants misérables, sales. Gentils, dans le fond, mais je désespérais de leur apprendre quoi que ce soit. Nous étions dans une petite pièce qui sentait la poussière, la crotte et la sueur. Un vieux tableau noir, quelques craies, dans un bâtiment qui tombait en ruine, des livres déchirés, à peine lisibles. Les murs étaient noirs d'humidité et boursoufflés comme une peau malade. Aucune affiche, rien de gai sur les murs, sauf le portrait en couleur, tout neuf, du Conducator.J'essayais de faire de mon mieux. Au début, j'avais la foi, je voulais bien faire, j'étais en forme. Puis la fatigue est venue, et l'hiver. Ah, l'hiver, je n'y avais pas pensé... Vers la fin novembre, la température est tombée d'un coup. Je ne dormais pas assez. Au mieux, je me couchais à minuit après avoir dîné d'une soupe et d'un peu de saucisse que maman me laissait sur la table. A quatre heures, j'étais debout, dans le froid de l'appartement. Si froid! Et il faisait de plus en plus froid, avec la neige et un vent glacial. Dès le matin, je grelottais. Dans le train, il n'y avait pas de chauffage. Impossible de dormir. Le jour se levait sur un paysage de banquise. Du blanc mêlé à du gris. Et le train qui n'avançait pas plus vite qu'une bicyclette.En rentrant le soir, je pleurais toute seule dans mon compartiment. Devant mes parents, je cachais mon chagrin et ma fatigue. Je ne voulais pas les inquiéter. Leur vie n'était pas facile non plus.[caption id="attachment_4224" align="alignleft" width="300"] Paysage de neige, Roumanie[/caption]Un matin, un homme d'une soixantaine d'années s'est installé dans mon compartiment. Il était très maigre, mais tout le monde était maigre à cette époque. Ses yeux étaient ceux de Proust, de grands yeux à moitié cachés sous les paupières. Un menton presque absent, de sorte que de profil, le cou et la mâchoire ne semblait que faire un. Il m'a dit bonjour. J'ai à peine répondu. J'avais froid, je voulais dormir. Impossible. Trop froid. Avec mes mitaines, j'ai sorti un livre et j'ai tenté de lire Madame Bovary. Le bonhomme, lui, ne faisait rien. Il regardait par la fenêtre. A un moment, comme toujours, le train s'est arrêté en rase campagne. Le jour se levait à peine sur les étendues glacées. Alors il m'a dit: "Vous voulez une cigarette?" J'ai accepté, et nous avons parlé. Il m'a demandé ce que je lisais, ce que je faisais. Lui-même parlait français. Il avait vécu en France juste après la guerre, et pour une raison qu'il ne me dit pas, et que je ne compris qu'après, il était retourné en Roumanie en 1947. C'était un homme charmant, et j'en oubliais le froid en discutant avec lui. Il savait beaucoup de choses, avait beaucoup lu.Au moment de le quitter, il m'a dit: "On se reverra bientôt dans ce train". Et je l'ai revu la semaine suivante, et d'autres semaines. Le printemps est venu. Un jour, un samedi, il m'a invité pour mon anniversaire, à déjeuner. J'avais confiance. Je n'étais qu'une gamine pour lui. Il était veuf sans enfant. Je l'ai donc retrouvé au restaurant, le meilleur de la ville, un vieux palace où il n'y avait que des militaires, des policiers, des pontes du régime. Mon père a trouvé cela étrange, mais j'y suis allée quand même, par curiosité. Il m'attendait dans le hall. Beaucoup de gens le saluait. A l'évidence, c'était un policier d'un certain grade. Il était trop tard pour reculer. J'ai compris pourquoi il était rentré en 47: c'était un communiste, un vrai, un idéaliste.Je me souviens. Au dessert, il m'a dit: "Maria, j'ai une surprise pour vous. Vous aurez un passeport pour aller en France. C'est mon cadeau d'anniversaire."Mon père, en apprenant cette nouvelle, a été consterné. "Ils veulent que tu travailles pour eux. C'est la seule explication. Il faut refuser."[caption id="attachment_4225" align="alignleft" width="300"] Palais du parlement[/caption]Autre possibilité: ils voulaient (on disait "ils" pour parler de la Securitate) me tester. C'était possible. Tout était possible à cette époque. A Bucarest, on construisait le grand Palais avec des dizaines de milliers d'esclaves, mourant de faim. On élevait au pinacle l'infâme épouse du Conducator, soi-disant une grande scientifique. On détruisait des églises millénaires... Le régime était grotesque. On aurait ri, s'il n'y avait pas eu des milliers de victimes qui pourrissaient dans les geôles. Pour moi qui n'avait connu que cette vie, rien ne me surprenait plus.Pourtant, en y réfléchissant, le piège n'était pas évident. En supposant que je reçoive effectivement un passeport, mon voisin de compartiment prenait le risque que je ne revienne pas. Or j'étais bien décidée à ne pas revenir, même si, à l'idée de ne plus voir mes parents, j'avais mal! Mais en Roumanie, quel avenir? Mon père lui-même, lorsqu'il a mesuré ma chance, m'a dit: "Maria, c'est dur pour ta mère et moi, mais tu ne peux pas laisser passer cette chance."On organisa mon voyage. J'avais un oncle et une tante à Paris, qui avait eu la bonne idée en 46 d'émigrer. Il fut convenu que j'habiterai chez eux pendant la durée de mon séjour. Au téléphone, nous prenions bien soin de répéter: "Séjour d'un mois, pour trente jours, etc" pour le cas où nous serions surveillés. Mais nous savions très bien que mon oncle comprenait ce que nous voulions dire.La veille de mon départ, le vieux policier m'a convoqué à son bureau. "Je voulais vous souhaiter un bon voyage, Maria. Vous me raconterez à votre retour." Au moment de partir, comme il me serrait la main, je l'ai embrassé, d'une petite bise comme un souffle, et j'ai senti que sa main serrait la mienne plus fort que d'habitude. Je m'étais terriblement attachée à cet homme.Et je suis retourné chez moi. Curieusement, je ne ressentais plus aucune joie. Il m'était venu une idée qui la gâchait. Si je ne revenais pas, mon vieux voisin de compartiment aurait des ennuis. On lui dirait : "Qu'est-ce qui t'as pris, camarade? Qu'est-ce qu'elle t'a donné en échange?" On lui dirait: "Il va falloir t'expliquer, camarade. Entre nous." Et je l'imaginais emprisonné, malade, tué."Puis le départ a eu lieu. J'ai pris le train. A la frontière, on m'a fait descendre de train, on a vérifié mille fois. Mais oui, je pouvais partir, et les garde-frontières ont dû l'admettre. J'ai eu l'impression, au moment où ils m'ont laissé remonter dans un autre train, que c'était comme des mains qui lentement s'écartaient de mon cou avec regret. Et voilà, Hervé, je suis arrivé en France. J'ai passé un mois merveilleux...... Et je suis rentrée. Oui je suis rentrée. Je l'ai décidé presque tout de suite, dès après la frontière roumaine. J'avais peur pour mon ami. Il me faisait confiance, et j'allais le tromper? Je lui en voulais un peu aussi de me contraindre à un tel choix. Mais je savais aussi que si je restais en France, je n'oublierais jamais le vieil homme, mon ami, et que je l'imaginerais toujours menacé, torturé.Je suis rentrée à Iasi. J'ai cherché à revoir le vieil homme: impossible de le retrouver. Personne n'a voulu me dire où il est allé, ce qu'il est devenu. Cela fait trente ans. J'essaie de comprendre. Il m'aimait, il était prêt à se sacrifier. Ou bien, il voulait se racheter. Ou bien il se savait malade, il n'avait plus rien à perdre, et il a voulu me sauver. Si c'est le cas, pourquoi ne m'a-t-il rien dit? C'est une énigme insoluble.En 1989, j'ai pu enfin intégrer l'université. J'ai pu profiter de mes parents, de mes amis. Au fond, je ne regrette rien.Voilà ce que Maria, la Roumaine, m'a raconté un soir, tandis qu'elle lançait alentour des regards ravis.Depuis, je me dis qu'il y aurait à faire un film merveilleux sur ce sujet.
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