Avec une préface documentée de Nicolas d’Estienne d’Orves (notamment romancier « Prix Roger Nimier » et spécialiste de Rebatet), la collection « Bouquins » a publié récemment un recueil des œuvres principales de Hugues Rebell dont seuls les gens de mon âge rappelleront qu’elles furent rééditées dans les années 80 par Hubert Juin, dans la collection 10/18, avec d’autres auteurs « fin de siècle ». Par Hervé Bel.
J’ai lu à cette époque « La câlineuse » qui m’a beaucoup marqué, tant le thème est fort et la conclusion terrible. « Bouquins » le reprend aujourd’hui, avec trois autres romans majeurs : « La Nichina » (1896), « La Camorra » (1900) et le sulfureux « Nuits chaudes du Cap français » (1902). S’ajoutent quelques nouvelles érotiques regroupées sous le titre « Femmes châtiées » et « Les Chants de la pluie et du Soleil », ode au plaisir de vivre… Plaisir de vivre… Rebell, c’est le moins qu’on puisse dire, ne l’a pas connu très longtemps. Il est mort à l’âge de trente-huit ans, usé par les deux bouts : l’amour fou de la littérature et des femmes.
Benjamin d’une fratrie de quatre enfants, il a la chance (et le malheur aussi…) de naître dans un milieu très aisé. Il s’appelle Georges Grassal de Choffat, fils d’un homme d’affaires devenu rentier, et d’une mère dont la famille a fait fortune grâce à la traite négrière. Très tôt, il manifeste son intérêt pour les livres et une forte personnalité rétive à obéir. Hubert Juin (« Écrivains de l’avant siècle » Seghers, 1972) écrit : « Ses études furent médiocres (…) Il ne lit pas les quelques auteurs prônés par l’école, mais tous les autres qui ont à la fois plus de charme et de sel. Il butine avec tant de profit qu’il lui vient tôt une érudition de bon aloi et l’envie d’écrire. » A dix-neuf ans, premiers poèmes publiés à compte d’auteur, et un roman. L’année suivante, son père meurt, lui laissant une fortune considérable, un demi-million de francs, de quoi vivre largement, sans travailler, jusqu’à la fin de sa vie.
Mais il ne l’entend pas ainsi : il veut vivre, profiter du luxe et des femmes, mais aussi constituer une bibliothèque de livres rares (estimée à un moment au prix énorme de soixante mille francs). C’est au cours de ses voyages (notamment en Allemagne où il est fasciné par Wagner et Nietzsche) qu’il publie en 1894 son vrai premier livre « Chants de la pluie et du soleil » où il confie ses passions, une en particulier, celle de la femme, de la courtisane (héroïnes systématiques des romans qu’il publiera par la suite). C’est une succession de récits, de poèmes, d’aphorismes :
« Toute vie est un désir ; tout désir est accompagné de souffrance. – Allons-nous avoir peur de la souffrance, puisque nous voulons vivre ?
Sur la femme :
« Je ne demande pas qu’elle soit un ange et qu’elle n’ait pas d’organes et qu’elle ne mange pas.
Je l’aime comme elle l’est, sans m’indigner de sa nature, sans blâmer ses faiblesses, ses impuretés, ses trahisons.
Est-ce que je vais crier au scandale parce qu’une femme s’emporte d’une belle passion pour un homme qui n’est pas moi, et qu’elle étreint et qu’elle palpite d’amour pour lui !
Pour moi, je laisse les solennels pitres de la morale déplorer les vices de l’humanité en longs discours. J’aime qu’une femme se pâme et soit impudique ; rien ne me rend si heureux que sa propre joie. »
Les opinions de Rebell sont élitistes, il hait la démocratie, penche pour l’Action Française, et publie dans sa première jeunesse une brochure « hautaine et haineuse » pour reprendre l’expression de Hubert Juin, intitulée : « Union des trois aristocraties » (celle du nom, de l’argent et de l’art) qui trouve l’attention (et l’amitié sincère de Maurras qui le comptera dans son « Enquête sur la monarchie » parmi « les jeunes princes de l’intelligence française »). Pour Rebell, avant tout provocateur, anarchiste de droite comme on dirait maintenant (reprenant ici l’opinion de nombreux artistes de l’époque) : « Si l’artiste a besoin d’un public, il ne peut accepter celui que lui offrirait la démocratie moderne. »)
Voilà résumée la pensée de Rebell. Ses romans seront à son image : légers, sombres, furieux, érotiques, excessifs, et surtout enlevés…
En France, alors qu’il travaille pour la revue « L’Ermitage » (1), il a fait la connaissance d’un auteur que vous connaissez, chers amis des Ensablés, qui n’est autre que René Boylesve, merveilleux créateur de « L’enfant à la balustrade », auquel une amitié profonde le liera, même si elle subira des éclipses après le mariage de Boylesve dont l’épouse n’aimait pas trop ce Rebell avec lequel son mari avait bamboché.
Boylesve adressera son premier roman à Rebell « Le médecin des dames de Néans » (1896) : « Mon cher ami, je vous dédie ce livre où, à défaut de qualité, je souhaite que votre haut et pur jugement découvre mon désir de suivre ici ces bons conteurs français pour qui nous mîmes tant de fois notre prédilection en commun (…) ».
On peut s’étonner de cette amitié entre deux hommes dont les styles sont radicalement différents. Autant Boylesve s’attarde à la psychologie, aux nuances des sentiments, autant Rebell ne fait pas dans la dentelle. En témoigne ce roman que d’aucuns diront « historiques » et qui ne l’est que d’apparence (beaucoup de contemporains parisiens s’y retrouveront), « La Nichina », histoire d’une courtisane de haut vol au temps de la renaissance, racontée dans le pseudo-mémoire d’un certain Vendramin.
Celui-ci raconte qu’il a été contraint de devenir moine après avoir jeté sa maîtresse et son amant dans les canaux de Venise. Réduit à la dure vie du monastère, il obtient enfin le droit de sortir pour aller faire la quête auprès des riches de la région. Il se retrouve ainsi compagnon du moine Arrivabene, jouisseur et paillard, et s’en va démarcher avec lui la Nichina. Vendramin s’étonne :
« Ignores-tu que la Nichina est une ancienne courtisane et qu’elle ne doit son luxe qu’au grand nombre de ses impuretés ?
- Ne nous occupons pas, dit Arrivabene, de regarder d’où vient l’argent qu’on donne au seigneur ; la Nichina sait préparer pour les serviteurs de Dieu de succulents repas, serait-il bien raisonnable d’en exiger davantage ?
- Arrivabene, repris-je, tu subordonnes toujours à ton plaisir les intérêts de Dieu.
- Mais mon plaisir et les intérêts de Dieu ne sont pas opposés. »
Le ton est donné. Il n’existe aucun frein au plaisir, tout est autorisé, car Dieu ne saurait s’opposer au plaisir des hommes… qu’il leur a justement donné de goûter.
Voilà nos deux moines arrivant chez la Nichina, retirée et fort riche, entourée de courtisanes, vieilles ou jeunes, venues lui faire la cour, car elle est célèbre et généreuse. Elle les reçoit sur la terrasse, loin de la ville, et elle va raconter à tous les présents sa riche existence (la référence au Décaméron est explicite). Elle aime l’amour, ce qui aide un peu pour ce genre de tâche qui est la sienne. Intelligente, elle retient l’attention d’un grand artiste de Venise, un certain Fasol, éprouve une passion véritable pour Guido, le mignon d’un cardinal diabolique qui la poursuivra de sa haine… Et le tout dans une Venise tantôt merveilleuse, tantôt effrayante. On y voit la guerre, les tortures, les intrigues. Le lecteur n’est jamais en repos. Roman picaresque, à la manière de Lesage ou de Fielding, ce roman détonne avec l’emphase des romans de l’époque, même si « La Nichina » est dédié comme il se doit au maître de l’époque, Barrès, qui se trouve gêné par cet hommage.
Jean Lorrain, qui se surnommait lui-même L’enfilanthrope, ne s’y trompa pas. Dans « Le Journal » d’octobre 1896, il déclare : « C’est sur le Mercure de France que la nuit me trouvera penché, très allumé, je l’avoue à ma honte, sur le roman un peu scabreux de M. Hugues Rebell. »
Le roman est un grand succès qui pourrait sauver les finances de Rebell, mais il n’en est rien. Outre son penchant dispendieux, il a commis une grave erreur. A Naples, au cours d’un de ses voyages, il se retrouve un matin dans le lit d’une fillette de douze ans… Le matin, les parents se présentent et réclament un dédommagement que Rebell paye sans discuter. De retour en France, il est harcelé par un maître-chanteur, peut-être de la Mafia, qui réclame et réclamera toujours plus d’argent, jusqu’à le ruiner complètement.
Entre-temps, il aura écrit « La câlineuse », roman que pour ma part je considère comme le meilleur, sans les effets parfois un peu gros de « La Nichina », et se déroulant à l’époque de l’auteur.
Adolescent, je ne l’ai pas lu sans crainte : c’est l’histoire d’une mangeuse d’hommes dans la lignée du film « Eva » de Losey, ou encore de Lewisohn (2), courtisane comme il convient chez Rebell, que le narrateur, pour son plus grand malheur, a la malchance de rencontrer un soir, alors qu’il sort d’une soirée chez le peintre Tavannes (alias Toulouse-Lautrec que Rebell a connu) : courte rencontre, la dame disparaît bientôt avec « sa voix enfantine », laissant au héros une vague nostalgie. Par hasard encore, il s’avère que cette femme, Juliette, est la passion de son ami Paul Ancelle rendu à l’esclavage. Le héros s’en émeut, ne comprend pas, sans savoir bien sûr que cette Juliette reviendra dans sa vie et, lentement, avec grâce, saura le détruire, car :
« Est-ce qu’on choisit ses amours. Il arrive qu’une femme se présente au moment où votre âme est ivre de se répandre, de donner tout ce qu’elle a de beauté. Cette femme se transfigure, s’illumine à votre lumière, et elle reste ainsi des années. Que ce soit une princesse, une courtisane ou une pauvre femme, le résultat est le même. Il y a pour vous dans le monde un être qui est plus désirable que tout le reste, et qui seul fait le prix de la vie (page 364). »
En lisant ces phrases, j’ai tout de suite, évidemment, pensé à Proust qui ne publiera « Du côté de chez Swann » qu’en 1913, soit bien après « La câlineuse. » Hubert Juin affirme que Rebell a croisé Proust dans le salon de Madame de Cavaillet… N’allons pas chercher si loin… En tout cas, le héros (la victime plutôt) de « La câlineuse » fait irrémédiablement songer à Swann et la petite Juliette à la petite Odette, avec « son cortège infernal d’alarme » (Baudelaire, le vin et l’assassin). Comme Swann, il est envoûté, sans qu’on comprenne bien pourquoi. Il ne l’épousera pas comme Swann qui, au moins, a le mérite de se demander ce qu’il faisait avec cette femme « qui n’était pas son genre ». Son destin sera bien pire, mais je ne vous le dévoilerai pas. Vous comprendrez à la fin.
Il paraît (et à la réflexion, c’est fort vraisemblable, car l’imagination d’un écrivain a ses limites) que Rebell s’est inspiré du grand amour qu’il a connu jeune, et qui fut très malheureux, ce qui pourrait expliquer la fascination et la peur que peuvent lui inspirer les femmes.
A lire donc, ce roman qui nous transporte dans le milieu artiste de Paris « fin de siècle », où l’on croise, sous le nom de Chaperon, ce Jean Lorrain dont nous parlions plus haut.
Je ne dirai rien de « La Camorra », dans la veine de « La Nichina » sans atteindre sa perfection. Quoique tardif, « Nuits chaudes du Cap français » est assez intéressant, narrant les aventures de la perverse et belle Noire Zinga, esclave qui rendra esclave un planteur. On y décrit la vie de la population créole de Saint-Domingue à la Révolution, sans omettre les vices et les crimes de certains planteurs.
A partir de 1900, la vie de Rebell est un lent naufrage. Malade, de plus en malade, il s’accoquine avec des profiteurs, malgré la vigilance de ses amis, et notamment de Gustave Le Rouge dont « Bouquins » publie « Sur Hugues Rebell », récit détaillé de ses derniers moments, sordides, dans un appartement insalubre, sans meubles, avec pour seuls compagnons les quelques livres qu’il avait sauvés du naufrage, aux mains d’un couple douteux. Paul Léautaud le décrit « devenu un homme maigre, courbé, avec le masque, tout à fait, du Voltaire de Houdon, la démarche vacillante, s’appuyant sur une canne, sénile et ravagé à la fois ».
Rebell n’avait que trente-huit ans….
1) Revue d’avant-garde créée en 1890, disparue en 1907 qui publia notamment Paul Valéry, Henri de Régnier, Miomandre, Charles-louis Philippe, etc.
2) « Le destin de Mr Crump » de Ludwig Lewisohn, publié chez Phébus. A lire absolument, après « La câlineuse ».
Paru le 11/05/2023
1184 pages
Bouquins (Editions)
32,00 €
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