Mon cher Hervé, L’été est passé. J’ai beaucoup lu, dans tous les sens. J’ai fait une très bonne prise : une biographie de Paul Gauguin qui a payé très cher sa vie d’artiste (Je suis dans les mers du sud. Sur les traces de Paul Gauguin, Jean-Luc Coatalem, 2001). A côté de lectures éclectiques, je lis pour avancer mon prochain roman, encore bien incertain, vous savez ce que c’est. J’ai relu dans ce but La Guerre du feu, de J.-H. Rosny Aîné (1856-1940). Ce roman est paru en 1909 en feuilleton, en 1911 en librairie, et c’est un classique du roman préhistorique. Je m’intéresse à la préhistoire pour deux raisons : parce que l’invention du langage reste un mystère qui remonte à cette époque et parce que c’est à ce moment-là aussi que « la différence sexuelle s’est transformée en différence sociale », pour parler comme les gender studies.
Le 31/08/2013 à 06:33 par Les ensablés
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31/08/2013 à 06:33
Par Laurent Jouannaud
Le roman démarre vite, voici les premières lignes : « Les Oulhamr fuyaient dans la nuit épouvantable. Fous de souffrance et de fatigue, tout leur semblait vain devant la calamité suprême : le Feu était mort. » Le vieux chef Faouhm promet sa nièce Gammla et le pouvoir à celui qui ramènera le Feu. Naoh, fils du Léopard, relève le défi. Aghoo, fils de l’Aurochs, le relève aussi. Aghoo et ses frères partent vers le soleil couchant ; Naoh, accompagné des deux jeunes guerriers Gaw et Nam, part vers le sud, et c’est eux que nous suivrons. Où trouve-t-on le Feu ? Chez d’autres hommes : il faudra le leur prendre.
C’est un récit tout en mouvement : les trois « bêtes verticales » vont parcourir la savane, franchir des montagnes, suivre des cours d’eau. Rosny excelle à décrire la nature sauvage, végétation et animaux. Il n’y a d’ailleurs rien d’autre à décrire puisque les hommes n’ont pas commencé à transformer leur milieu naturel : ils sont encore nomades. Voici le fleuve : « Le fleuve roulait dans sa force. A travers mille pays de pierre, d’herbes et d’arbres, il avait bu les sources, englouti les ruisseaux, dévoré les rivières. Les glaciers s’accumulaient pour lui dans les plis chagrins de la montagne, les sources filtraient aux cavernes, les torrents pourchassaient les granits, les grès ou les calcaires, les nuages dégorgeaient leurs éponges immenses et légères, les nappes se hâtaient sur leurs lits d’argile. » Voici le coucher de soleil : « Or, le soleil s’ensanglanta dans le vaste occident, puis il alluma les nuages magnifiques. Ce fut un soir rouge comme la fleur de balisier, jaune comme une prairie de renoncules, lilas comme les veilleuses sur une rive d’automne, et ses feux fouillaient la profondeur du fleuve : ce fut un des beaux soirs de la terre mortelle. » Voici les nuages : « Sous un ciel bas et jaune, les nues remplissaient l’espace et s’affalaient les unes contre les autres, couleur d’ocre, d’argile ou de feuilles flétries, avec des abîmes blancs, qui décelaient leur immensité. Elles semblaient couver la terre. » J’ai du plaisir à sentir cette belle matière verbale sur ma langue et mes papilles. Rosny écrit dans la riche langue du XIXe siècle, et il faut quelquefois recourir au dictionnaire.
A cette époque, les grands fauves, les aurochs, les ours sont maîtres des lieux. Mais le mammouth leur est supérieur : « Il était souple, rapide, infatigable, apte à gravir les montagnes, réfléchi et la mémoire tenace ; il saisissait, travaillait et mesurait la matière avec sa trompe, fouissait la terre de ses défenses énormes, conduisait ses expéditions avec sagesse et connaissait sa suprématie : la vie lui était belle. » C’est un monde où les forces s’affrontent sans cesse : les animaux se battent entre eux, les eaux dépouillent les terres. Rosny décrit un combat entre le lion géant et les tigres, entre les mammouths et les aurochs, et comment les loups et les hyènes se partagent les carcasses de cadavres.
La guerre du feu, film de Jean-Jacques Annaud
L’homme survit grâce à sa massue, sa lance, sa hache, son harpon : Naoh possède la force et le courage d’avant la sédentarisation. Comme chez les animaux, son odorat est très développé : il sent les bêtes, les marécages, les hommes avant de les voir ou de les entendre. Il sait se diriger grâce au soleil, grâce aux montagnes, grâce à la végétation. Il connaît les plantes qui se mangent ou qui guérissent : ce chasseur est encore cueilleur. Naoh est un guerrier mais c’est son intelligence qui lui permettra de voler le Feu et de le ramener à ses frères. Rosny n’a pas cherché à décrire le décalage mental et psychologique qui a dû exister et qu’il a fallu combler entre Homo sapiens et l’homme « d’ il y a peut-être cent mille ans ». C’est bien déjà la ruse, sa capacité à prévoir et à s’adapter, qui permet à Naoh de l’emporter sur le monde animal et sur les autres hommes. Enfin il protège ses deux jeunes compagnons, et aime la belle Gammla qui l’attend dans sa tribu : Naoh nous ressemble beaucoup. Trop. Il réussit à voler le feu des Kzamms, les Dévoreurs d’hommes, qui se repaissent des cadavres de leurs ennemis. Mais ce feu s’éteint. Naoh doit maintenant à la fois échapper aux Kzamms et ne pas les perdre de vue pour essayer une fois encore de leur dérober la précieuse flamme.
Il est poursuivi, il fuit, il se cache. Je me rends compte que je suis en train de lire un roman d’aventures, un roman pour la jeunesse : Naoh l’emportera donc et retrouvera la gracile Gammla. Pour battre les Kzamms, il fait alliance avec les mammouths et parle avec leur chef. Rosny attribue à ces bêtes un sens social, une mémoire, un langage simple, « une intelligence » : il montre avec justesse que le fossé entre l’homme et la bête n’est pas si profond que notre orgueil l’imagine. Une fois le Feu mis en cage, une cage portative où la flamme posée sur des pierres est nourrie et protégée, il faut revenir dans la tribu. Naoh rencontrera d’autres espèces humaines : les Nains rouges sans pitié, les Wah ou Hommes-sans-épaules, qui l’aideront contre les Nains-Rouges. Les Wahs sont un peuple sur le déclin malgré une intelligence particulière : ils savent faire le feu avec des silex. Naoh apprend d’eux cette technique : « Il sentait qu’il venait de conquérir sur les choses une puissance que n’avait possédée aucun de ses ancêtres et que personne ne pourrait plus tuer le feu chez les hommes de sa race. »
Après d’autres combats contre les Hommes-au-Poil-bleu, les ours, les loups, les chiens, le lion géant, Naoh doit encore battre Aghoo-le-velu et ses frères qui veulent lui voler le Feu. Il les battra en un ultime combat formidable et sanglant. Seul contre trois, inférieur aux trois hommes ensemble mais supérieur à chacun séparément, il saura les isoler et les vaincre séparément : « Poussant un cri sinistre, Naoh riposta : le crâne d’Aghoo retentit ainsi qu’un bloc de chêne, le corps velu chancela, un autre coup l’abattit sur la terre. » Rosny s’est beaucoup documenté mais les grandes découvertes en anthropologie lui sont postérieures. Pascal Picq et Yves Coppens auraient bien des corrections à apporter au texte! Ce roman préhistorique a cependant le mérite d’installer la question de nos origines: que s’est-il donc passé avant que l’homme ne soit l’homme ? Les questions que je me posais ne sont pas résolues : les tribus primitives de Rosny parlent déjà, et parlent même des langues différentes. Quant à la subordination des femmes, elle semble tout à fait naturelle à l’auteur. Faouhm, le vieux chef, donne sa fille Gammla à Naoh en déclarant : «Elle se courbera devant son maître ; elle ira chercher la proie que tu auras abattue et la portera sur son épaule. Si elle est désobéissante, tu pourras la mettre à mort.» Rosny n’est pas encore politiquement correct !
Rosny Aîné
Joseph Henri Honoré Boëx, dit J.-H. Rosny Aîné, né à Bruxelles, a beaucoup écrit, d’abord en collaboration avec son frère cadet, puis seul. Ce furent beaucoup d’ouvrages alimentaires, notamment de la science-fiction. Il est apprécié par Edmond de Goncourt et devient membre de l’Académie Goncourt dès sa création. Rosny est un auteur reconnu. Il publie à 74 ans, en 1930, son dernier roman préhistorique, Helgvor du fleuve bleu. J’ai relu La Guerre du feu avec plaisir. C’est ce qu’on appelle un roman pour la jeunesse, et je n’en lis plus depuis longtemps. La règle du roman de jeunesse, c’est que le héros est bon, reste bon au cours des pages et de la vie, ne s’ennuie jamais, tout en échappant aux pièges des méchants. Et la jeune fille qu’il aime tombe amoureuse de lui. C’est évidemment le contraire qui est vrai… Mais telles sont aussi les conventions du roman policier, variante adulte du roman de jeunesse, dont je suis friand : il y a de l’action et à la fin, les méchants sont punis ! Bref, l’aventure et la justice. Je ne boude pas ces satisfactions imaginaires, même préhistoriques. Je laisse le dernier mot à Rosny : « Ils ont la jeunesse d’un monde qui ne reviendra plus. Tout est vaste, tout est neuf… Eux-mêmes ne sentent jamais la fin de leur être, la mort est une fable effrayante plutôt qu’une réalité. Ils la craignent brusquement, dans les moments terribles ; puis elle s’éloigne, elle s’efface, elle se perd au fond de leurs énergies. »
Laurent Jouannaud - Aout 2013
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