Le 16/05/2011 à 07:13 par Les ensablés
Publié le :
16/05/2011 à 07:13
Par Laurent Jouannaud
Ce fameux premier roman qui lui a valu une gloire immédiate est réussi : il est très bref, à peine soixante pages ! C’est Racine à la plage : cinq personnages dans une maison au bord de la mer en été. Il y a deux jeunes gens : Cyril est simplement très beau, Cécile a la beauté sauvage de la jeunesse. Il y a trois adultes : un homme mûr dont le charme viril est indiscutable, une belle femme mûre saisie par le doute et une femme encore jeune et belle qui servira de piège. Ces cinq personnages vont souffrir. Cécile veut empêcher le mariage de son père avec la femme mûre et saura utiliser les pions qui sont à sa disposition : « Je me demandais si mes calculs étaient justes. J’étais l’âme, le metteur en scène de cette comédie. Je pourrais toujours l’arrêter. » Elle raconte l’été de son initiation sentimentale et physique et se définit ainsi : « Le goût du plaisir, du bonheur représente le seul côté cohérent de mon caractère. » Le mot plaisir est celui qui revient le plus souvent dans ce roman. Les plaisirs de la mer, du soleil et du luxe vont de soi. Mais le plaisir sexuel est la grande affaire. Les deux jeunes gens prennent ensemble ce plaisir, sans problèmes : « J’éprouvais, en dehors du plaisir physique et très réel que me procurait l’amour, une sorte de plaisir intellectuel à y penser. » Ce plaisir réciproque lie les êtres mais ne les attache pas : « Cyril fit un pas vers moi et posa sa main sur mon bras. Je le regardai : je ne l’avais jamais aimé. Je l’avais trouvé bon et attirant ; j’avais aimé le plaisir qu’il me donnait ; mais je n’avais pas besoin de lui. J’allais partir, quitter cette maison, ce garçon et cet été. »
Pour les moins jeunes, c’est le drame : il semble que seul un corps jeune puisse vraiment donner du plaisir. Or, comme l’écrit ailleurs Françoise Sagan, ce plaisir-là se paye mais ne s’achète pas. Et les femmes mûres doivent le payer plus cher que les hommes. Ce que décrit Françoise Sagan est encore plus vrai aujourd’hui qu’hier. Bonjour tristesse est un récit tragique : à la fin, la femme mûre, humiliée, quitte la route… Accident ou suicide ? Bonjour tristesse… Mais « la vie recommença comme avant, comme il était prévu qu’elle recommencerait ». C’est bien senti : les histoires d’amour de notre époque finissent, finissent mal (en général), mais les partenaires sont immédiatement prêts à recommencer.
Le second roman de Françoise Sagan, Un certain sourire, aussi bref que le premier, ne compte plus que quatre personnages : le couple jeune et le couple mûr. Et la jeune fille qui raconte son histoire pourrait bien être la même que celle qui racontait Bonjour tristesse. Il n’y a plus besoin de piège : dès que l’homme mûr rencontre la jeune femme, le fil se déroule, « tout un petit jeu de quatuor qui s’engageait dans un printemps parisien. » Ils ont une liaison qui culmine par deux semaines dans un grand hôtel de Cannes. Le jeune homme amoureux de la jeune femme souffre ; la femme mûre, elle, a déjà vécu cette situation : « Enfin, je veux dire que l’infidélité dans l’ordre physique n’est pas vraiment grave. ». A la fin de l’été, l’homme mûr retourne à ses affaires, la jeune Dominique souffre pendant quinze jours et c’est fini. Le couple mûr a résisté. Voici les dernières phrases du roman : « J’étais une femme qui avait aimé un homme. C’était une histoire simple ; il n’y avait pas de quoi faire des grimaces. »
Il y avait de quoi en faire un bon petit roman et un bon portrait de femme. Dominique, « sans morale élémentaire », qui aime le plaisir physique (« ce que je ne peux, quoi que j’en aie, ne pas appeler l’essentiel »), déclare : « J’aimais l’amour et les mots qui se rapportaient à l’amour, « tendre, cruel, doux, confiant, excessif », et je n’aimais personne. » Elle se consolera assez vite : sa douleur manque d’envergure ! Ce n’est pas la tragédie, ni le drame romantique, ni même le drame bourgeois : le plaisir se retrouvera à la prochaine occasion. Ce portrait de femme est à la fois actuel et daté : Dominique cherche son plaisir en femme libre, ce qui est actuel ; elle ne cherche pas encore le pouvoir ni l’égalité, ce qui en fait un personnage dépassé.
Le troisième roman de Sagan, Dans un mois, dans un an, ne compte lui aussi que soixante pages, et cette fois il y a trop de personnages : Josée, le jeune couple Bernard et Nicole, Edouard, Jacques, l’actrice Béatrice et le metteur en scène Jolyau, le couple mûr Alain et Fanny Maligrasse. Les liaisons croisées ne procurent même plus cette impudence dans le plaisir qui étonnait le lecteur. L’auteur cite nommément, dans ces quelques pages, Proust, Balzac, Racine, Flaubert, Stendhal et Baudelaire ! Que de modèles ! La fausse-couche de Nicole et le faux pédéraste de la fin ne relèvent pas le niveau de l’intrigue : nous sommes dans une triviale comédie, sans la magie des deux premiers romans.
Dans le quatrième récit, Aimez-vous Brahms, aussi bref que les autres, Sagan a resserré le filet.
Paule, « passant difficilement du rang de jeune femme au rang de femme jeune » a « une liaison durable » avec Roger, un homme d’affaires de son âge qui l’aime mais a régulièrement de jeunes maîtresses. Simon, vingt-cinq ans et charmant, tombe amoureux de Paule : il lui fait la cour, l’emmène à un concert de Brahms, insiste et elle lui cède. C’est une belle aventure mais elle doit (pourquoi ?) choisir entre Simon et Roger qui n’entend pas la perdre. Elle choisit Roger : « Simon, Simon, maintenant je suis vieille, vieille… » Ce roman vaut mieux que le précédent mais aucun des personnages n’intéresse vraiment : ce couple mûr ne frôle même pas le drame !
J’ai lu enfin La Chamade. C’est encore un quatuor : un riche homme mûr aime une jeune femme libre qui aime pendant un moment le beau jeune homme qui est l’amant en titre d’une riche femme mûre. Tout ce monde va souffrir mais dans les limites du raisonnable. Lucile, la jeune femme libre, et Charles, l’homme qui l’entretient, sont réussis. Il la laisse libre de partir : « Je ne cherche pas à vous retenir, ce n’est pas la peine, n’est-ce pas. Mais rappelez-vous bien ceci : je vous attends. N’importe quand. » Lucile part vivre avec Antoine, dans sa petite chambre : « La passion physique allait faire - de ce qui aurait pu être entre eux, une passade -une véritable histoire. » Ils connaissent « les paysages ensoleillés du plaisir » : quelle formule indigente ! Mais Lucile revient à la fin de l’été, à la fin du roman, à son riche protecteur sur lequel elle peut vraiment compter. Le bel Antoine, qui a déjà eu « de nombreuses passions », a probablement encore quelques belles conquêtes devant lui. Diane, la femme mûre à la Rolls, se console vite avec un jeune diplomate cubain.
Françoise Sagan réussit encore avec Lucile un portrait de femme à la fois moderne et dépassé : « Il lui semblait naturel d’être entretenue par un homme qui en avait les moyens et que, de plus, elle estimait. » Charles la qualifie d’épicurienne et elle-même se définit ainsi : « Le soleil, les plages, l’oisiveté, la liberté…, c’est notre dû, Antoine, nous n’y pouvons plus rien. C’est dans notre peau. C’est ainsi. Nous sommes probablement ce qu’ils appellent des gens pourris. » Mais tout se passe dans un décor mondain et luxueux qui amortit les chocs. Charles et Lucile se réconcilient lors d’un concert : « C’était décidément une soirée à la Proust : on était chez les Verdurin, le jeune Morel faisait ses débuts et Charles était le nostalgique Swann. » Mais Odette de Crécy et Charles Swann, c’est tout de même autre chose.
Dans Des bleus à l’âme écrit en 1972, de façon très moderne, Françoise Sagan écrit un roman et raconte comment elle l’écrit : « Oui, je sais : me voici retombée en pleine frivolité… Ce fameux petit monde saganesque où il n’y a pas de vrais problèmes. » Il y a Eléonore et Sébastien, frère et sœur, blonds et désargentés. Une femme riche entretient Sébastien ; Eléonore peut avoir tous les amants qu’elle veut mais couche avec un jeune acteur, le très beau Bruno. Entretemps, Sagan évoque sa carrière : « Elle avait écrit, à dix-huit ans, une jolie dissertation française, que l’on avait publiée et qui l’avait rendue célèbre. » Et aussi : « On a le sentiment d’avoir eu deux beaux enfants, bien sains, qui ont fait leur chemin dans la vie [il s’agit de Bonjour tristesse et de la pièce de théâtre Château en Suède], et ensuite, une file de petits canards boiteux qui, eux, ont moins plu, les pauvres… » A la fin du roman, Robert Bessy, un riche imprésario (« Si on prenait un peu de caviar ? ») qui a couché avec Bruno, se suicide, et un télégramme rappelle Sébastien et Eléonore Van Milhem en Suède. Et voilà !
Je n’en lirai pas davantage. Dans le volume de la collection « Bouquins » que j’ai emprunté en bibliothèque, il y a quatorze romans mais je m’arrête là. Il y a encore un grand roman de trois cents pages, La femme fardée : peut-être aurait-il fallu le lire ? Mais non, je viens de rechercher sur Internet : un groupe de riches bourgeois embarque sur le luxueux paquebot Narcissus ! Proust en croisière ! J’ai déjà le mal de mer.
Françoise Sagan a toujours été contestée. Le monument, ce serait sa vie : énorme succès et beaucoup d’argent dès vingt ans, voitures et accidents de voiture, Saint-Tropez, casinos, alcool, drogue et procès, deux mariages et deux divorces, journalisme, engagement politique à gauche, mitterrandolâtrie, fraude fiscale et condamnations, solitude. C’est le scandale qui lui aurait assuré un public, selon bien des critiques littéraires. Ses romans se sont toujours bien vendus, et pourtant, elle qui écrivait pour gagner sa vie est morte ruinée. Sagan ressemblait à ses personnages de jeunes femmes libres et vivant sans filet. Je dois dire, mon cher Hervé, que ces scandaleuses vies d’écrivain me touchent : Françoise Sagan a payé son succès de sa personne, c’est indéniable. Les projecteurs ont éclairé la femme et l’œuvre d’une seule lumière. J’y vois une preuve de courage, de liberté et en même temps, évidemment, cette tactique littéraire a trouvé ses limites. Je suis de ceux qui pensent qu’on n’écrit bien que dans le noir et le silence.
Laurent Jouannaud - Mai 2011
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