Inspiré de Guy Fawkes et de la conjuration du 5 novembre 1605, le masque des Anonymous est devenu tout un symbole, à travers le monde, de mobilisation autant que de regroupement. Un mouvement collectif, sans visage, porté, se plaît-on à croire, par des convergences collectives. Edouard Brasey, puisant dans cette figure masquée de quoi monter un nouveau thriller, s'est également penché sur l'idée même de ce travail collectif, en sollicitant des internautes pour la lecture, les commentaires et l'analyse de son dernier ouvrage, bien en amont de la publication.
Le 30/10/2014 à 11:39 par Nicolas Gary
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30/10/2014 à 11:39
«Il est clair que cette aventure de "premiers lecteurs" s'intègre parfaitement avec le sujet du livre "Anonymous", ou chaque Anon détient en fait une part du pouvoir. Ca va loin, si on y réfléchit», nous explique l'auteur.
En tous les cas le concept a été efficace en termes de lisibilité. Dès la première journée de publication, le livre s'est hissé à la première place des ventes de livres thrillers d'espionnage et frôle l'entrée dans le top 100. « Au-delà de cela, il s'agit d'une incroyable aventure humaine dans laquelle chaque "Anon" s'est investi de tout son coeur, et se réjouit à présent du bon accueil réservé au livre. C'est pour eux une façon de participer à une aventure littéraire et éditoriale en instaurant un jeu interactif avec l'auteur. »
Nous revenons avec lui dans un entretien pour détailler son approche.
Comment apprend-on à travailler avec les internautes de la manière dont vous l'avez choisi ? Et surtout, que cherchiez-vous avec une pareille opération ?
Ce roman représente une tentative de s'adapter à l'ère du livre numérique, ses enjeux, ses contraintes, mais également ses potentialités formidables.
Aujourd'hui, les auteurs indépendants commencent à peser sérieusement dans les publications numériques. Certains dépassent même les auteurs consacrés par l'édition traditionnelle dans le classement des meilleures ventes. C'est une petite révolution qui est en marche, dans laquelle les auteurs peuvent retrouver une sphère de liberté et faire entendre leur voix, qu'il s'agisse d'auteurs purement indépendants ou d'auteurs hybrides, comme c'est mon cas.
Or, les principaux griefs qui sont faits à ces publications indépendantes sont l'amateurisme et le manque de relecture éditoriale qui entachent des textes qui peuvent par ailleurs être de qualité. L'étape du travail éditorial, de la relecture, de l'editing et de la correction est fournie généralement par une équipe de professionnels travaillant au sein de la maison d'édition. N'oublions pas que certains auteurs à succès, et non des moindres, remettent à leur éditeur des manuscrits non corrigés qui doivent être entièrement relus, et parfois réécrits ! Les éditeurs ont un budget pour cela, qui fait évidemment défaut à la plupart des « indés ». Mais en se regroupant au sein de petites structures informelles où chacun apporte son regard ou sa compétence, ils peuvent, sinon remplacer le travail des professionnels, en tout cas s'en approcher, et ainsi couper court aux critiques que l'on formule à leur égard.
C'est ainsi que j'ai conçu la relecture de mon roman dans un esprit d'interactivité et de partage, sur la base d'une petite confrérie de lecteurs bénévoles, les Anons. Anon est le diminutif d'Anonymous en anglais. Le roman portant en grande partie sur ce groupe informel et mystérieux, il est séduisant de pouvoir s'assimiler à eux en participant à l'élaboration et la sortie du roman. C'est également une manière de reprendre le pouvoir à la base, avec cette idée : « Nous sommes anonymes, mais nous sommes les plus nombreux. En nous regroupant, nous pouvons reconquérir une liberté inédite. »
Ces premiers lecteurs ont lu scrupuleusement et avec une passion communicative la première version du livre, ont formulé des critiques constructives du contenu et ont signalé les scories qu'un auteur laisse invariablement après lui, quel que soit son désir de bien faire. Ils ont ainsi assumé collégialement, avec un professionnalisme sans faille, le travail éditorial d'ordinaire effectué par les éditeurs classiques. Grâce à eux, ce roman est plus lisible qu'il ne l'aurait été sans leur participation.
Certains accusent ce type d'initiative d'exploitation des lecteurs – ou finalement, une manière de ne pas payer pour les services de relecture : qu'en pensez-vous ?
Je suis parfaitement conscient de ces critiques, auxquelles je voudrais répondre d'une façon franche et précise.
Cette pratique de « premiers lecteurs » est courante aux États-Unis, où on les nomme beta-readers. Elle se développe aujourd'hui en France, notamment par l'intermédiaire d'éditeurs numériques. L'un d'entre eux m'a justement sollicité pas plus tard qu'hier, me proposant d'être l'un des beta-readers des manuscrits qu'il reçoit en trop grand nombre et n'a pas le temps de lire. Il m'a bien précisé que ma contribution éventuelle serait exclusivement sur la base du bénévolat. En l'occurrence, ces éditeurs font l'économie du travail de relecture, ce qui peut être en effet contestable, car le lecteur n'obtient rien en échange. De plus, ce type de travail de relecture et de correction fait partie de la valeur ajoutée qu'un éditeur digne de ce nom a l'obligation de fournir à ses auteurs.
Mon initiative est différente : elle est également fondée sur le bénévolat, mais je suis un auteur, pas un éditeur. Les lecteurs qui me suivent connaissent mon univers et mes textes déjà publiés. Pour eux, il s'agit d'une façon de participer à une aventure littéraire originale, en entrant en quelque sorte dans l'atelier de l'artisan qu'est le romancier au travail. Ils lisent le livre en amont et disent ce qu'ils en pensent, ce qu'ils aimeraient y voir figurer en plus ou en moins. Ils pointent les erreurs ou imprécisions. Ils ont cet œil frais et neuf que n'a plus l'auteur lorsqu'il vient de terminer son livre.
J'ai bien pris soin de soulever cette question de l'absence de rémunération auprès de mes Anons : j'ai insisté sur le fait qu'en aucun cas je ne souhaitais qu'ils aient le sentiment que je les exploite d'une façon ou d'une autre. Ils ont été unanimes à me dire qu'au contraire cette expérience était pour eux enrichissante et ne prenait son sens que si elle se situait en dehors de toute relation marchande. Ils ont fait cela par passion, non pour gagner de l'argent. Et ils l'ont fait à la mesure de leur temps, de leurs compétences, de leurs désirs…
Avez-vous distribué gracieusement votre ouvrage, en numérique ou papier à ces participants ?
Là encore, le contrat était clair. J'ai promis d'adresser gracieusement une version du texte définitif, avec illustrations, à chaque participant, dans le format de leur choix : PDF, EPUB, MOBI… Lorsqu'il y aura une version papier (sans doute pour le bundle réunissant les cinq parties), ils en recevront également une copie dédicacée. Et j'ai cité leur nom à tous dans les remerciements placés en tête du livre. Pour certains, qui se sont davantage investis que les autres, j'ai proposé d'autres « bonus » : envois de livres dédicacés, visioconférences sur Skype, et autres cadeaux improvisés au fil de l'inspiration et des suggestions de chacun.
Pierre CC BY 2.0
Cette solution tend à brouiller la frontière de l'auteur au lecteur : comment l'appréhendez-vous ?
Dans Le Vol du vampire, publié en 1981, Michel Tournier expliquait fort bien que la publication d'un livre équivalait à un lâcher de vampire. Pour se nourrir et acquérir de la chair et du sang, le livre sec et exsangue doit trouver ses lecteurs. Un livre ne devient livre que dans cette rencontre entre un auteur et ses lecteurs. Plus de trente ans après, la souplesse de l'édition numérique permet beaucoup plus facilement cette rencontre. Les Anons, ces premiers lecteurs d'Anonymous, ont permis au livre d'opérer cette opération alchimique sans laquelle un livre sans lecteur est comme une pièce de théâtre sans public ou un film sans spectateurs.
Je prendrais également l'exemple des sneak-previews organisées à Hollywood auprès de premiers spectateurs chargés d'évaluer les qualités et les défauts d'un film avant sa sortie. Alfred Hitchcock lui-même s'y est prêté, et a dû refaire trois fois la fin de son film Topaz (L'Étau en français). Le public avait jugé les deux premières fins invraisemblables. La troisième, plus sobre et elliptique, a davantage eu ses faveurs. À l'époque, surtout en France, on a poussé des hurlements au nom de la liberté du créateur sur son œuvre. Mais un réalisateur, même avec le génie qu'avait Hitchcock, peut commettre des erreurs – il était d'ailleurs le premier à le reconnaître, avec l'humilité qui était la sienne. Alors, pourquoi ne pas s'en inspirer dans le domaine du livre ? Avec un livre imprimé, ce serait trop lourd à mettre en place. Mais avec le numérique, c'est devenu une sorte de jeu interactif, très vivant et passionnant.
Le danger, pour l'auteur, est évidemment de se laisser influencer par ses lecteurs, de vouloir leur faire plaisir, de se laisser envahir par leur imaginaire à eux au détriment du sien. Il doit rester vigilant, comme le capitaine qui tient le cap et demeure le seul responsable de son navire. En aucun cas les lecteurs ne se substituent à l'auteur. Ce dernier reste seul maître à bord et est libre d'intégrer ou non les suggestions (souvent fondées) que les lecteurs lui font. Il reste le capitaine, mais il a un équipage avec lui : ses lecteurs.
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