Jeune poète francilien, Tom Buron pratique la boxe, écoute du jazz, écrit de brefs recueils percutants. Dernier en date, La Chambre et le Barillet (éditions « Angle mort », 2023), présente une suite de vers-libres, souvent rageurs, parfois énigmatiques. Familier de l’univers urbain, guidé par un certain rythme incantatoire, habitué des scènes poétiques, l’auteur semble refuser la tyrannie du sens, de l’intelligibilité, tout en favorisant l’oralité. Propos recueillis par Étienne Ruhaud.
Étienne Ruhaud : Les poèmes sont essentiellement écrits en vers libres. S’agit-il d’un choix délibéré, ou cette forme s’est-elle imposée à toi de manière naturelle ?
Tom Buron : C’est un choix mais je ne me pose pas en fervent défenseur de telle ou telle méthode, de tel ou tel style de poésie, et j’avoue que si je m’y suis beaucoup intéressé dans le passé, j’accorde aujourd’hui beaucoup moins d’attention à ces questions. On parle de crise du vers libre depuis sa création ou presque, n’est-ce pas ? Ils sont nombreux, d’ailleurs, à encore passer leur temps à écrire à ce propos.
Mes deux précédents ensembles, Marquis Minuit (Le Castor Astral, 2021) et Nadirs (Maelström, 2019), étaient eux aussi composés en vers libres, et pourtant, nous n’avons pas affaire à la même écriture. La chambre et le barillet, recueil que j’ai achevé il y a près de trois ans maintenant, est composé de poèmes courts – à l’exception de la pièce qui clôt le volume – beaucoup moins denses et labyrinthiques que ne l’étaient les lignes du Marquis, poème qui danse sur plusieurs dizaines de pages. Si les thèmes sont proches, ils sont dans la forme bien éloignés. Il y a mille façons de faire vers libre et des cadres secrets peuvent s’y loger ; dans un « poème fleuve ». Il est possible de se reposer sur le compte des syllabes ici, et sur la coupe un peu plus loin, de créer des harmonies, des mesures plus souterraines… Il doit évidemment y avoir ordre et discipline à l’intérieur de ce que l’on appelle « vers libre ». Évidemment.
Je tiens au rythme, à la musicalité, à la mélodie et à l’harmonie, à la notion de structure tout simplement, et tout ceci peut se travailler, se façonner, se ciseler au sein du vers libre : une architecture !
Cela étant, quand l’on voit ce qui se donne du côté du vers libre, je comprends que reviennent les questions à ce propos. Le vers libre – et c’est justement le mot libre (et cette passion pour ce mot) qui pose problème – est malheureusement la porte ouverte à tout et n’importe quoi. On le voit bien avec un certain genre de poésie pop sucrée qui a la cote aujourd’hui, or il s’agit assez souvent d’une micronouvelle que l’on coupe de manière aléatoire. En termes de construction, d’architecture justement, c’est zéro.
C’est de plus une « poésie » qui se préoccupe uniquement de son « message » et qui confond le slogan, l’engagement politique à la mode et les péripéties de compte Instagram avec l’art littéraire. De l’art d’agrément, comme répétait Gilbert-Lecomte. Auparavant, c’est vrai, la confusion entre art littéraire et marché du livre était l’apanage du roman, et puis ça a fini par éclabousser ce que l’on nomme communément poésie, le vers libre en particulier. Mais il ne faut pas s’inquiéter, loin de là. Il y a, au-delà de ces futilités qui font grand bruit, toujours quelques vraies œuvres conquérantes qui se créent et embrassent le tragique avec force, et ce n’est évidemment pas que du côté du vers libre que cela se passe.
On est également frappé par la présence de termes complexes, spécialisés, quasiment mallarméens. Pourquoi employer de tels mots ? Là encore, cela s’impose à toi ou s’agit-il d’un choix délibéré ?
Tom Buron : Les deux, mon capitaine ! Je ne pourrais, dans la majorité des cas, simplement pas avoir la même précision sans ceux-ci, mais il y a aussi, je dirais, tout simplement le goût de la langue, et de la musique, le goût des sonorités et des associations. Il ne s’agit pas là d’un goût tordu pour le mot rare, mais d’une passion pour le langage et cela passe donc par ces termes que tu évoques, par l’argot, par le néologisme, par l’emprunt.
Mon territoire, c’est la langue française, je lui appartient et je l’utilise, j’essaye de lui rendre justice et de l’honorer, mais j’écris dans ma langue française.
Certains vers, certains passages, semblent hermétiques. Pourquoi ? Penses-tu que la poésie doit être nécessairement comprise, intelligible ?
Tom Buron : « Ça ne veut pas rien dire » disait notre plus célèbre poète il y a un siècle et demi. Et non, bien sûr que non. Pourquoi devrait-elle être nécessairement « comprise » ? De quoi parle-t-on lorsque l’on pense « intelligible », d’ailleurs, est-ce que l’on ne parle pas de communication ? Intelligible en quoi ? Et puis, intelligible par qui ? En ce qui me concerne, la poésie est justement sur une autre dimension que celle du langage utilisé pour « communiquer » – ou bien, elle en est carrément une forme suprême. Il faudra demander à ceux qui aiment donner des définitions et théoriser – en voici une que j’aime beaucoup, de définition : « la vraie poésie est une délinquance aboutie », Matthieu Messagier.
Il y a toujours eu et il y aura toujours des lecteurs, des critiques, des éditeurs pour décréter qu'un tel est indéchiffrable et je crois surtout qu’il y a, en face, beaucoup de paresse et de tire-au-flanc. La littérature, ne se reçoit pas, elle se gagne, elle se conquiert, n’est-ce pas ? Tu connais sûrement cet entretien de Faulkner pour le Paris Review, que j’aime beaucoup citer. On est dans la deuxième moitié des années cinquante, et il a donc déjà écrit ses grands romans. Jean Stein, qui mène l’entretien, lui demande : « Certains disent qu’ils ne comprennent rien à votre écriture même après vous avoir lu deux, ou même trois fois. Quelle approche leur suggéreriez-vous ? ». Et Faulkner de répondre : « Lisez quatre fois. »
Le titre lui-même semble bien mystérieux. Que représentent la « chambre » et le « barillet » ? Pourquoi cette référence à l’arme à feu ?
Tom Buron : Je crois qu’un écrivain peut commenter la littérature en général et, peut-être, un processus, une manière, mais certainement pas son travail, ni tel ou tel choix. Cet ensemble, je l’espère, se suffit à lui-même et je ne tiens pas à le fourcher comme un cinéaste qui placerait un carton à la fin de son film pour se justifier. Ce serait un peu vulgaire, n’est-ce pas ? « S’expliquer, c’est se rabaisser » disait Jünger. Aussi, concernant ce flingue qui annonce le texte, je crains ne pas pouvoir répondre grand-chose de plus que : le danger est un élément central de mon travail.
Comme le rappelle ta mini-biographie, en fin de volume, tu t’intéresses également au free-jazz, et certaines de tes lectures sont accompagnées de musique. Dans quelle mesure la musique accompagne-t-elle ton écriture ? Pratiques-tu un instrument ?
Tom Buron : Mon travail d’écriture est intimement lié à la musique, c’est vrai. Cela étant, la poésie n’est et ne doit évidemment pas être de la musique. Le free jazz sculpte probablement en moi des rythmes, des mélodies, des mémoires dirais-je, qui ont d’une manière ou d’une autre une influence sur mon travail au sein de la langue française. Mais disons tout bêtement que c’est avant tout la forme d’art qui me perturbe et me transcende le plus. J’aurais voulu en être, mais je suis piètre musicien. Adolescent, j’ai intégré des groupes de rock en tant que chanteur d’abord car j’écrivais et que je ne savais jouer de rien, puis il y eut la guitare et les percussions. Mais je ne me suis jamais accompagné moi-même en lecture.
J’ai eu la chance de travailler ces dernières années avec de très bons musiciens venant, c’est vrai, principalement du jazz mais pas uniquement. Dans quelques jours, je pars en résidence à La Factorie, en Normandie, avec Fred Aubin, trompettiste du groupe « La Maison Tellier », afin de mêler nos travaux respectifs et de mettre en scène un long poème marin que j’ai achevé l’hiver dernier et qui a pour titre Les cinquantièmes hurlants.
On songe aussi aux poètes américains, à la Beat Generation, ou, dans une certaine mesure, aux objectivistes. Lis-tu ces auteurs ? Quels sont tes principaux modèles, ou, disons, les poètes qui t’auraient le plus marqué ?
Tom Buron : Tu as raison de les mentionner, et si je les lis moins aujourd’hui, ils ont néanmoins eu une influence certaine. Quoi qu’il en soit, c’est certain, il y a beaucoup d’écrivains de langue anglaise dans mon panthéon. Parmi les poètes qui m’impressionnent le plus, je mentionnerais donc Conrad Aiken, Hart Crane, T.S. Eliot, Pound, Dylan Thomas… Puis il y a les Russes, l’immense Khlebnikov en tête. Mais aussi les grands poèmes médiévaux, les épopées, le nostos et la catabase... Une liste française ou francophone serait beaucoup trop longue alors je me contenterai ici de nommer le Grand Jeu, comme influence notable.
Cela dit, je ne fais pas de distinctions de genre. Il faudrait mentionner Nietzsche, Dante, Blake... Il faudrait évoquer Malcolm Lowry, Nikos Kazantzakis, Ernesto Sábato, Faulkner, Dostoïevski, Conrad, Melville, Cendrars, Thomas Wolfe ou, plus proches de nous, McCarthy, Michon, Krasznahorkai. Il faudrait pouvoir rendre grâce à tellement d’autres mais je vais m’arrêter là, si tu permets.
Je suis plus particulièrement attaché aux poètes qui ont une existence à la hauteur de leur œuvre, aux poètes complets, dirais-je. Les joyeux périlistes, ceux qui s’y plongent entiers et jettent toutes leurs forces dans la bataille, les aventuriers, ces personnages à la fois de l’écrit et de l’action, espèces d’hybrides entre l’écrivain appliqué, méthodique, et le torero, entre l’ascète et le corsaire, le bourlingueur. Il s’agit de lutter et d’être, avec Conrad, entièrement « loyal au cauchemar de son choix ».
Tu pratiques beaucoup la scène, donc. Les poèmes sont-ils d’abord faits pour être déclamés ? Écris-tu, par exemple, en déclamant ? Il y a à l’évidence une dimension orale.
Tom Buron : Je fais une distinction entre les deux exercices. D’ailleurs, je fais des coupes et des ajouts en permanence lorsque je suis sur scène. Comme je le disais précédemment, le lien à la musique est fort et donc la dimension orale du poème se ressent probablement par le travail sur le rythme et les sonorités que j’opère. À un certain moment de la composition, en particulier dans les poèmes plus longs comme Le Marquis ou le poème de quelques pages qui donne son nom au recueil La chambre et le barillet, je déclame pour être en parfaite maîtrise du rythme, pour comprendre ce qui sonne ou non, pour arranger une association qui ne fonctionne pas comme je le voudrais.
Pour moi, c’est le texte écrit qui prime et la scène n’est qu’un moyen d’étendre le poème et de le faire résonner autrement, de l’offrir d’une autre manière. Il y a un côté chamanique, incantatoire, dans mon travail, qui s’amplifie naturellement à cet endroit-là.
Tu emploies également le mot round, et on sait que tu pratiques la boxe anglaise. Perçois-tu, à l’instar de certains créateurs, la poésie comme un combat ? Ou comme un acte de résistance face au monde contemporain ?
Tom Buron : Il y a bien la corne du taureau quelque part par là. Tout n’est que combat, n’est-ce pas ? J’ai toujours beaucoup lié, c’est vrai, l’écriture et le shadow-boxing – l’exercice du shadow en particulier, oui, je le souligne, mais, bien entendu, la boxe en général. J’y vois un miroir très net et, j’allais dire, presque une gémellité dionysiaque. C’est une histoire de combat contre soi-même. Par-delà la pratique, je suis fasciné et obsédé par la mythologie de la boxe anglaise, par ses grands champions et ses grands vaincus. C’est pour moi le sport le plus élégant et le plus chargé de sens, de sacré, de mystique. Puis comme l’écriture, qui est arrivée toutefois bien avant, la pratique de l’anglaise m’a donné un cadre solide, une façon de me tenir, une vraie discipline, au sortir d’une adolescence excessive. C’est aussi certainement pour cette raison que j’y suis tant attaché. Tout cela participe de toute façon d’une même manière d’être au monde.
Mais puisque tu parles d’acte de résistance, cela me fait penser auxdits petits éditeurs et j’aimerais en profiter pour saluer l’équipage de l’Angle Mort, une maison créée à Bruxelles il y a quelques années et désormais basée en Bourgogne, qui fabrique des livres de poésie à tirage limité à l’aide notamment d’une presse typographique centenaire, la flamboyante Victoria, et à qui l’on doit ces quelques trois cent cinquante exemplaires de fabrication artisanale de La chambre et le barillet aux couleurs de la bête et de la cape. Un peu plus tôt cette année, ils ont publié un texte inédit du grand poète tchèque Vladimír Holan.
On songe, parfois, également, à une forme d’écriture automatique. La dernière partie du recueil est ainsi constituée par un long paragraphe, où tu évoques divers moments, et divers lieux. Doit-on parler de monologue intérieur ?
Tom Buron : Je me tiens plutôt du côté des obsessionnels, de ceux qui passent et repassent sans cesse sur une ligne, sur un mot, avec acharnement, passion, et l’écriture automatique me paraît être assez loin de ça. Cela dit, elle peut être un outil, un déclencheur à un moment donné, oui. Quant au monologue intérieur, dans ce cas-ci, je souscris totalement, tu as raison de le souligner. Une certaine géographie, entée à une cartographie intérieure se déploient de concert dans ce texte que tu mentionnes et qui donne son nom au recueil, un poème qui éclate certainement ce qui était en tension dans les courts poèmes qui le précèdent.
Le lieu, et plus particulièrement la ville, sont omniprésents. S’agirait-il d’une poésie urbaine ?
Tom Buron : On peut le dire comme ça, il y a une mémoire urbaine certaine, et cela commence autour de moi, par là où j’ai grandi. La ville est un terrain de jeu essentiel, un véritable personnage – la banlieue parisienne, du moins une partie de l’Essonne, est omniprésente dans Marquis Minuit, en particulier dans son démarrage en forme d’hommage –, et je ne cesse de la poursuivre, sur ce continent principalement, à travers tous ses visages qui, certes, se ressemblent malheureusement de plus en plus.
Certaines villes ont pris une grande place dans mon imaginaire et apparaissent d’une manière ou d’une autre dans mon travail, c’est le cas de Paris et Bruxelles, mais aussi de Naples ou Prague et, plus loin encore, Dakar ou Mexico City. La liste est longue. Il y a des villes avec lesquelles la rencontre se fait – et c’est en partie une affaire de langue, là aussi –, la vraie rencontre, et d’autres qui ne déclenchent rien.
Certaines passions ont duré, d’autres moins. Pour autant, ce n’est pas qu’une affaire de ville. C’est peut-être d’abord une histoire de bourlingue et de rencontres avec des territoires, avec des lieux, comme tu le dis très justement. Un goût du lieu, peut-être de l’autre lieu. Depuis plus d’un an et demi, je fais des allers-retours en Ukraine : lorsque la guerre s’est déclarée, je me suis mis en route et ai filé vers l’Est pour me faire volontaire dans l’humanitaire, d’abord dans les Carpates des deux côtés de la frontière polono-ukrainienne, puis à Kyiv, Kharkiv ou Zaporijia, et plus tard Mykolaïv et Kherson.
En filigrane apparaît un certain scepticisme à l’égard du langage même. Tu évoques ainsi l’idiome des morts. Penses-tu que la parole poétique viendrait donner sens au langage, ou que la poésie est en soi une impasse ? Serais-tu sceptique face aux mots ?
Tom Buron : La littérature n’est pas assez, la vie non plus, comme disait l’autre. C’est pour cela que l’on s’escapade, que l’on s’agite et que l’on traverse. Certains des mouvements dont on parlait précédemment sont évidemment liés à une recherche, à une soif et à une envie, d’autres sont liés à une perte de foi ou à une réalisation de cette impasse de l’écriture, que tu as raison d’évoquer. J’ai connu de grands doutes en ce lieu même, heureusement, et j’en connaîtrai encore.
C’est naturel, puisque l’écriture est solitude et retranchement, un refuge et une arène. Sceptique ? Je crois en effet que cela ne suffit pas, et je le pensais déjà adolescent en débutant. Est-ce propre aux mots ? Je ne crois pas. Je songe à Thelonious Monk, bien entendu, qui, s’il ne laisse pas ses illuminations derrière lui pour Harar et le business, dit lui aussi adieu à son art et se tait, de longues années durant, jusqu’à sa mort. Où est-ce que cela s’est joué ? Est-il parvenu à dire ce qu’il avait à dire et y a-t-il eu en fin de compte quelqu’un pour l’écouter ?
Il y a quelques années, à Bruxelles, j’ai eu une conversation avec un autre admirateur de Monk justement, le grand écrivain hongrois László Krasznahorkai, pour qui je nourris une grande admiration et qui est remarquablement transmis dans notre langue par Joëlle Dufeuilly. C’était au moment de la parution des traductions anglaise et néerlandaise du Baron Wenckheim. Ce soir-là, il m’avait confié qu’il arrêtait son projet romanesque par cette œuvre-ci, car il considérait qu’il avait assez essayé, c’est-à-dire quatre fois, d’écrire le même roman, depuis son fameux Tango, et que ce n’était finalement, pour lui, rien qu’un échec de plus…
Ce n’est jamais assez, et oui, c’est probablement une impasse, pour reprendre le mot que tu utilises, mais cela n’empêche pas de recommencer. On continue peut-être à écrire pour corriger, rectifier, pour augmenter, ce que l’on a écrit avant, pour tenter mieux, et faire littérature – littérature, cette « forme déchue de la prière » comme la qualifie Pierre Michon.
Crédits photo : tmb
Paru le 13/05/2019
Maelström (Editions)
15,00 €
Paru le 12/05/2021
82 pages
Le Castor Astral
12,00 €
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