On connaît certainement Sylvain Runberg pour son travail de scénariste particulièrement vaste : il s'étend de Millenium, l'adaptation du roman de Stieg Larsson, à Orbital (tous deux chez Dupuis), en passant par d'autres genres totalement différents, Agence Interpol, Konungar, Les Carnets de Darwin, et on en passe, et on en oublie – mais il faut tous les avoir au moins parcourus pour comprendre. Comprendre qu'avec Cases blanches (chez Bamboo), il livre une bande dessinée particulièrement personnelle, intime, moins portée vers une fiction effrénée, qu'emportée par le cours d'une vie, proche de la sienne.
Le 05/01/2015 à 10:03 par Nicolas Gary
Publié le :
05/01/2015 à 10:03
L'histoire est assez simple, mais croquignolesque : Vincent Marbier est un dessinateur à succès, publié dans une prestigieuse maison, qui va célébrer ses vingt ans, et boucler son budget prévisionnel, justement avec les ventes assurées du deuxième tome de Vincent. Un certain stress envahit l'équipe, l'éditeur, et surtout l'intéressé : en une année, il n'a pas délivré la moindre planche ni le moindre dessin. Est-ce une lassitude généralisée, un simple blocage ?
Invité par le professeur de son fils, il parle pourtant avec aisance de son travail, de ses motivations. Sauf que la page reste blanche, désespérément. Et cela tape sur les nerfs du scénariste, qui ne cherche qu'à le remplacer, de même que la maison d'édition tout entière tremble à l'idée que la poule aux œufs d'or puisse ne plus jamais pondre. Et durant près de 80 pages, l'angoisse se propage, se diffuse, différente chez chacun.
Non seulement tout cela est raconté avec simplicité, presque au microscope, mais on dépasse de loin le complexe de l'auteur qui ne trouve pas l'inspiration. C'est un regard porté sur l'ensemble de l'édition de BD, avec une certaine tendresse, mais sans écarts : la réussite peut devenir pesante, écrasante au besoin. Et c'est avec Sylvain que nous avons souhaité approfondir la lecture de cet album touchant et authentique. Ou alors, c'est un couple de fameux escrocs qu'il a formé avec Olivier Martin, lequel est au dessin.
Dans un contexte sociétal de l'édition qui a tout eu mouvement social que dit votre BD du secteur du livre, et de la bande dessinée à proprement parler ?
Il faut savoir que j'ai ce projet en tête depuis bientôt près de 10 ans, et que c'est après en avoir parlé à Olivier Martin avec qui j'avais collaboré sur « Face Cachée » chez Futuropolis que le projet a vraiment démarré, il y a presque trois ans de cela. Donc, à la base, il n'a pas de rapport direct entre ce projet et la crise que connaissent les auteurs de Bande Dessinée actuellement. J'étais intéressé par la notion de perte d'intérêt dans le domaine artistique. C'est une réflexion sur le processus de création lié à une activité professionnelle, la Bande Dessinée, et à une chaîne industrielle — ce n'est pas forcément un terme péjoratif — qui dépend des auteurs et de leur régularité sur plusieurs années.
Car si on est souvent seul face à la création, la bande dessinée est souvent un travail collectif entre un scénariste, un dessinateur, un coloriste et une aussi toute une équipe éditoriale et commerciale. C'est tout le paradoxe de ce métier. Et de fait, dans Cases Blanches, j'ai voulu essayer de représenter avec fidélité certains aspects des coulisses de l'édition, où rien n'est jamais tranché, et décrire une réalité : les conditions de vie des auteurs tendent de plus en plus à la précarisation, même si le personnage principal fait lui face à la situation inverse, et aujourd'hui très marginale, celle où on rencontre le succès.
On a vu les auteurs jeunesse protester, avec le slogan Tous à poil. Votre personnage semble plus démuni encore, voire abattu. Comment vous positionnez-vous à la lumière des événements de Saint-Malo, et la marche qui interviendra à Angoulême ?
La précarisation des auteurs est non seulement inacceptable, mais aussi dangereuse pour tout le monde. Et ce qui est à l'origine de ce mouvement est cette augmentation énorme de notre cotisation retraite complémentaire par l'organisme qui la gère, le RAAP, cotisation qui serait maintenant portée à 8 % de nos revenus, l'équivalent d'un mois de revenu en moins par an, un changement drastique décidé sans aucune concertation avec les auteurs, alors que beaucoup d'entre nous survivent avec moins qu'un équivalent du SMIC, ce qui est une aberration, notamment vu la situation actuelle. Car le jour où les auteurs ne pourront plus vivre de la bande dessinée, le secteur s'effondrera. Tout le monde sera touché : les éditeurs, les libraires, la diffusion et tous leurs salariés.
Il ne faut pas oublier que dans les pays confrontés à cette situation, celle où on ne peut pas vivre en tant que professionnel de la Bande Dessinée, les auteurs sortent des livres quand ils peuvent, sur leur temps libre, et l'immense majorité des éditeurs n'en vivent pas non plus et pratiquent l'édition comme un hobby. Car le corollaire de ce genre de marché c'est aussi un très faible lectorat, en écho forcément au manque de choix lié à la difficulté de faire des livres. Il y a des activités artistiques et des œuvres qui par leurs spécificités ne peuvent exister que parce que leurs auteurs, au sens large, peuvent en vivre. Sans cela, pas de cinéma par exemple. Et ça vaut pour une majorité des œuvres de Bande Dessinée publiées ces 50 dernières années.
Elles n'ont pas pu se faire avec des auteurs y consacrant quelques heures par semaine durant leurs temps de loisir. Au-delà du talent, il s'agit de compétences, de savoir-faire, de milliers d'heures de travail, c'est un métier. Croire que si les auteurs de BD ne peuvent plus vivre de leur métier ne changera rien au secteur de la Bande Dessinée dans son ensemble est très naïf. Si les auteurs professionnels disparaissent en partie, une grande partie de l'activité économique qui s'est développée grâce a eux finira par s'effondrer aussi.
Et un autre phénomène qui n'est pas à négliger en cas de deprofessionalisation des auteurs de BD, comme cela se voit dans les pays où on ne peut pas en vivre, c'est que beaucoup des futurs nouveaux talents délaisseront automatiquement ce mode d'expression pour aller vers des secteurs de création ou il sera encore possible de faire carrière. Si les enfants et les adolescents d'aujourd'hui se rendent compte qu'il n'est pas possible de vivre de la BD, ils intégreront ça très vite et ça précipitera encore plus fortement la chute de ce secteur de création. Je ne dis pas que ça va forcément se passer comme ça, mais le risque est réel.
Sylvain Runberg, sur Facebook
Vous parlez habilement de l'angoisse de la page blanche, mais pour évoquer autre chose que la panne d'inspiration. C'est plus profondément ancré : comme si la création était rattrapée par de strictes contingences commerciales. Christian Darasse nous avait expliqué que « les commerciaux ont pris le pouvoir ». Quel est votre avis sur cette idée – bien que vous sembliez en donner quelques indices, Cases blanches est plus subtil ?
En ce qui concerne Vincent, le personnage principal de Cases Blanches, son problème est de gérer une situation où en tant qu'auteur il ne sent plus de lien avec l'œuvre qu'on est en train de créer, alors que tout le monde autour de lui le pousse à aller de l'avant, puisque dans cette situation de crise, où la plupart de ses collègues galèrent, lui, a un livre qui s'est très bien vendu. Et dans le cas d'une collaboration entre un scénariste et un dessinateur, que se passe-t-il quand l'un des deux perd la foi dans le projet, même lorsque le livre rencontre le succès? C'était une bonne base pour un thriller psychologique. Et si j'ai eu cette idée de récit, c'est que c'est un milieu que je connais bien. J'ai travaillé plusieurs années en librairie, puis dans l'édition, et je suis devenu scénariste sur le tard, à l'âge de 32 ans.
J'ai donc, grâce à mon parcours, l'opportunité d'avoir eu une vision d'ensemble du secteur et des difficultés propres à chaque étape de la création d'un livre. C'est dans ce contexte que je voulais développer cette intrigue : un auteur, bloqué par le manque d'intérêt qu'il porte au deuxième tome d'une série à succès, ne peut plus assumer ses engagements et se voit contraint de mentir parce qu'il ne trouve pas le courage — ou la force — de dire qu'il veut arrêter.
Sur les « commerciaux » qui auraient pris le pouvoir, ce n'est pas mon expérience en tant que salarié dans le secteur de l'édition, ni mon expérience en tant qu'auteur. En tous cas, il me semble que ce sont bien les responsables éditoriaux qui dans la grande majorité des cas ont le pouvoir de décision finale sur un projet d'auteur. En revanche, la pression économique est elle de plus en plus forte, ce qui n'est pas exactement la même chose. Oui, il est de plus en plus difficile de signer un projet ou de défendre un livre vu le nombre de sorties, même si je refuse d'employer le terme de « surproduction ». Il n'y a pas trop de livres, il se trouve qu'ils ne se vendent pas assez pour arriver à l'équilibre économique.
On est passé à 8000 ventes en moyenne pour une nouveauté BD il y a 10 ans à moins de 4000 aujourd'hui. Mais si la moyenne de vente des 5000 titres édités l'année dernière avait été de 10.000 exemplaires, personne ne se plaindrait, évidemment. La problématique, on y revient, c'est que ce sont les auteurs qui prennent de plein fouet les conséquences de cette situation avec une dégradation de leurs conditions contractuelles, pour le plus grand nombre en tous cas. La pression économique que j'évoquais plus haut, ce sont les auteurs qui pour l'instant la supportent en grande partie.
La part autobiographique est nécessairement à considérer, si l'on sait que vous travaillez sur des titres ultra grand public, comme l'adaptation de Millenium (et d'autres encore). Comment avez-vous travaillé avec Olivier Martin ? Partagez-vous la même conception ? Est-ce un haussement d'épaules, parce que le monde de l'édition est ainsi, ou une preuve que l'on peut « résister », voire comme le proposait Hessel, de s'indigner ?
Millenium est justement un cas d'école sur ce sujet. C'est une démarche d'auteur — c'est moi qui ai proposé de faire cette adaptation — avec l'optique de créer une œuvre originale et pas un simple copié collé des romans et on m'a donné une liberté complète durant toute l'écriture, alors qu'on parle là d'une trilogie qui s'est vendue à plus de 70 millions d'exemplaires et qui aborde des thèmes qui sont pour le moins clivant en ce moment en France, l'extrême droite, le féminisme et la violence faite aux femmes, les médias et le monde économique. Ce qui montre aussi à quel point la Bande Dessinée est encore un véritable espace de liberté pour les auteurs comparés à d'autres médias.
Pour ce qui est de la collaboration avec Olivier Martin sur Cases Blanches, nous avons comme d'habitude travaillé au plus près des personnages, de ce qu'ils étaient, en cherchant les nuances. Vous ne trouverez pas dans ce récit un partage « gentils auteurs/méchants éditeurs » par exemple, parce que la réalité est bien différente. Tout n'est pas non plus négatif dans le monde la Bande Dessinée aujourd'hui, loin de là en fait. On a quand même la chance d'avoir encore beaucoup de réels passionnés dans le métier, même si tous doivent faire face à des impératifs économiques, les auteurs en première ligne, et de loin, et qu'on peut légitimement questionner certains aspects du fonctionnement actuel de l'édition.
Et puis, un point formel : on a le sentiment d'un travail qui, au niveau de la couleur, ne parvient à trouver d'alternative aux nuances de gris/marron, qu'après une catastrophe. C'est à ce prix que l'on parvient à renouer avec un sentiment d'apaisement ? Je fais fausse route sur l'interprétation ?
Le changement chromatique marque plutôt un changement de période, réel dans le récit, qui correspond aussi à un changement profond dans la vie du personnage principal. Un apaisement, oui, mais à quel prix ?
Retrouver Cases blanches, en librairie
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