Mon cher Hervé, j’ai feuilleté la correspondance de Baudelaire, éditée par le savant baudelairien Claude Pichois, deux volumes de la Pléiade. Je ne sais plus à quelle occasion j’ai acheté ces beaux livres. J’ai ouvert le premier tome au hasard (Correspondance I 1832-1860). J’ai commencé à lire devant les étagères et je me suis laissé prendre par cette vie prise sur le vif, par Charles Baudelaire en chair et en os.
Par Laurent Jouannaud
Je ne m’imaginais pas l’auteur des Fleurs du mal à cheval, et pourtant, à 16 ans, il écrit à son demi-frère Alphonse : « J’ai fait une chute de cheval en me promenant avec papa du côté du chemin de fer, et j’ai une forte contusion au genou. Quelques minutes après ma chute, je suis remonté à cheval, et nous nous sommes encore promenés pendant trois heures, sans que j’éprouvasse aucune douleur. (…) Du reste, ce maudit accident n’a pas ralenti mon amour de monter à cheval ; je brûle de recommencer et je dis à ceux qui me recommandent de ne plus tomber, que je tâcherai de tomber au moins sur une autre partie du corps. » (2 novembre 1837) Ce demi-frère, c’est le fils que son père François Baudelaire a eu avec sa première femme. Quant au « papa » de la lettre, il s’agit de son beau-père, le second mari de sa mère Caroline, veuve de François Baudelaire. Ce beau-père, James Aupick, officier et fils d’officier, a servi sous Napoléon : il est colonel, et sans doute cavalier émérite. J’imagine le jeune Charles essayant de séduire ce militaire qui fera une brillante carrière, l’appelant souvent « mon ami » dans d’autres lettres, pour finir par refuser de le voir dès qu’il aura vingt ans. Il écrit à sa mère : « Il m’est impossible de me faire tel que ton mari voudrait que je fusse. » (1845) Les familles recomposées, ce n’est pas si facile !
A dix-huit ans, il envoie un mot à Victor Hugo qu’il ne connaît pas : « Il me semble (peut-être est-ce bien de l’orgueil) que je comprends tous vos ouvrages. Je vous aime comme j’aime vos livres ; je vous crois bon et généreux, parce que vous avez entrepris plusieurs réhabilitations, parce que loin de céder à l’opinion, vous l’avez souvent réformée, fièrement et dignement. » Charles, juge de Victor ! Et il conclut : « [J’espère] que vous daignerez m’honorer d’une réponse : je vous avoue que je l’attends avec une impatience extrême. » (25 février 1840) A vingt-quatre ans, il annonce sa mort à son notaire, Me Ancelle : « Quand Mlle Jeanne Lemer vous remettra cette lettre, je serai mort. —Elle l’ignore. Vous connaissez mon testament.(…)Je me tue — sans chagrin. — Je n’éprouve aucune de ces perturbations que les hommes appellent chagrin. Je me tue parce que je ne puis plus vivre, que la fatigue de m’endormir et la fatigue de me réveiller me sont insupportables. Je me tue parce que je suis inutile aux autres — et dangereux à moi-même. Je me tue parce que je me crois immortel, et que j’espère. » Et il demande au notaire de donner « immédiatement » 500 francs à Jeanne.
Mille quatre cent vingt lettres entre 1832 et 1866 ! Les plus touchantes sont celles adressées à sa mère, ce sont elles que je parcours. La première lettre à Mme Aupick qui soit conservée date du 6 février 1834. Charles, douze ans, est alors interne au collège, à Lyon, où Aupick a été muté : « Je ne t’écris pas pour te demander pardon, car je sais que tu ne me croirais plus ; je t’écris pour te dire que c’est la dernière fois que je me fais priver de sortie, que désormais je veux travailler et éviter toutes les punitions qui pourraient seulement retarder ma sortie. C’est bien la dernière fois, je te le jure, je t’en donne ma parole d’honneur. » Il signe : « Ton fils Charles, bien fâché de te causer tant de mécontentement. » Charles ne changera jamais : il sera encore privé de sortie, il aura encore de mauvaises notes, il promettra sincèrement de changer, il regrettera le chagrin qu’il cause à sa mère. Il sera toujours un mauvais fils qui aurait pourtant voulu lui faire plaisir. Plus tard, ce seront les incessantes demandes d’argent. Le 8 juillet 1837, il écrit déjà, en fin de lettre : « Si tu viens, n’oublie pas un peu d’argent ; j’en ai besoin. » Toute sa vie, il réclamera de l’argent à maman. Baudelaire, héritier de son père (100 000 francs-or), dépense plus que ses revenus et croque en deux ans la moitié de son héritage, en « folles prodigalités » dit la justice. C’est un artiste : il n’a pas la vertu paysanne ou bourgeoise de l’épargne. Baudelaire n’exercera jamais un métier ni une profession. Au moment où un conseil judiciaire l’empêche de disposer librement de ce qui lui reste, il écrit à sa mère : « Mais persuade-toi donc bien une chose, que tu sembles toujours ignorer ; c’est que vraiment pour mon malheur, je ne suis pas fait comme les autres hommes. » (Eté 1844)
Ce que le notaire Ancelle lui donne ne lui suffira jamais. Il emprunte, doit rembourser (la prison pour dettes existe) et réclame sans cesse de l’argent à Mme Aupick, et à d’autres. Elle paye toujours en recevant ses lettres déchirantes (« Je suis sorti sans argent de chez moi par la raison bien simple qu’il n’y en avait pas. », avril 1853 ), ingénieuses (« Ma chère mère, j’ai eu avant-hier quelqu’un à enterrer. J’ai donné tout ce que j’avais, mais les frais sont montés à 140 francs. », 18 novembre 1853), dramatiques (« Si cela ne t’est pas impossible, donne à cet homme n’importe quoi pour m’acheter un peu de bois et payer un petit traiteur à côté de chez moi. », 10 décembre 1853 ), impératives ( « Ma chère mère, sans discussion aucune, il me faut à tout prix — à tout prix — aujourd’hui même, la somme de deux cents francs. », 6 février 1854 ).
Baudelaire a trente-trois ans en 1854, et sa mère en a soixante et un. La vieille dame désire la paix, et surtout la paix dans son ménage : chaque argent qu’elle envoie est l’argent de son mari et elle voit son fils en cachette. Charles fait son désespoir, et il le sait bien. Les Fleurs du mal s’ouvrent sur « Bénédiction », dont les cinq premières strophes sont les plaintes d’une malheureuse qui a enfanté un poète : — Ah ! que n’ai-je mis bas tout un nœud de vipères, Plutôt que de nourrir cette dérision ! Maudite soit la nuit aux plaisirs éphémères Où mon ventre a conçu mon expiation !
Proust, Cohen, Gary, Pagnol, Duras ou Lydie Salvayre (Prix Goncourt 2014 pour Pas pleurer) ont rendu hommage à leur mère. Baudelaire l’a fait à sa manière, sans s’en douter, dans ces lettres que je parcours avec une curiosité de voyeur. Il a un besoin physique de la voir : « Je vous dis que j’ai besoin de vous, qu’il faut que je vous voie, que je vous parle. Mais venez donc, venez donc tout de suite — pas de pruderie. Je suis chez une femme, mais je suis malade, et je ne peux pas bouger.(…)Je vous en supplie, venez donc me trouver, mais de suite, de suite — pas de cris. » (début juillet 1845) Et le 6 juin 1856 : « Voici la quatrième fois que je vous supplie de me permettre de vous embrasser. Je ne comprends pas quelle raison vous fait obstiner à me refuser. Je vous demande cela sans vous donner d’explications ; — je vous le demande comme un homme fatigué, blessé demande un plaisir, un réconfort, un cordial. »
Charles ne donne pas à sa mère les preuves d’amour qu’elle attend. En juillet 1839, à 18 ans, il lui écrivait : « Mais sois tranquille, à mesure que je grandirai en raison, je grandirai en passion. Je saurai t’aimer davantage. Je m’accuse souvent intérieurement de ne pas te donner tout ce que je te dois. — A force de m’exercer, je parviendrai à être digne de ton affection. Je parviendrai à te contenter. » C’est le contraire qui est arrivé. Entre elle et son fils, le fossé restera infranchissable : « La morale de la Bourgeoisie me fait horreur. » (26 mars 1853) Plus tôt, il se décrivait déjà comme « séparé à tout jamais du monde honorable par mes goûts et par mes principes ». (8 décembre 1848) Que lui répond-elle ? On ne le sait pas puisque Charles n’a pas gardé les lettres de sa mère. Mais en 1855, il les avait encore : « J’ai retrouvé une foule de lettres de vous, de différentes époques, écrites dans différentes circonstances. J’ai essayé d’en relire plusieurs ; toutes étaient pénétrées d’un profond intérêt purement matériel, il est vrai, comme si les dettes étaient tout, comme si les jouissances et les contentements spirituels n’étaient rien.(…). Toutes ces lettres représentaient des années écoulées, et mal écoulées. Cette lecture m’est bientôt devenue insupportable. » (20 décembre 1855) On imagine le ton des lettres maternelles, quand Charles répond : « Je t’en supplie, ne m’écris pas une lettre pleine de dures choses. » (25 juin 1854) Ou : « Ma chère mère, je ne vous ai pas répondu au commencement du mois, parce que votre lettre était dure, vraiment trop dure. » (26 novembre 1856) Ou : « Chère mère, tu m’as écrit une lettre bien charmante (la seule de ce ton depuis bien des années) il y a déjà vingt jours, et je ne t’ai pas encore répondu. Tu as dû être bien douloureusement étonnée. Pour moi, quand j’ai lu cette lettre, j’ai compris que j’étais encore aimé, plus que je ne l’avais cru, et que bien des choses pouvaient être réparées, et que bien du bonheur était encore permis. » (19 février 1858) Ou encore : « Ne m’envoie pas un de ces torrents de reproches qui me font tant de mal, à moi que tu crois insensible. » (26 mars 1860) Et presque chaque lettre demande de l’argent. Madame Aupick a tout simplement peur que son fils ne la ruine, et on peut la comprendre.
Le beau-père Aupick meurt le 27 avril 1857. Dès lors, veuve de général, après avoir vendu ses biens parisiens, Madame Aupick vivra dans une confortable aisance, à Honfleur, dans la « Maison-joujou ». C’est le moment où Charles devient père en mettant au monde les Fleurs du mal, le 22 juin 1857. La lettre du 3 juin 1857 expose la nouvelle situation entre la mère et le fils : « J’ai été quelquefois bien dur et bien malhonnête envers vous, ma pauvre mère ; mais enfin, je pouvais considérer que quelqu’un s’était chargé de votre bonheur, —et la première idée qui me frappa lors de cette mort fut que, désormais, c’était moi qui en étais naturellement chargé.(…)Tout ce que je me suis permis, nonchalance, égoïsme, grossièretés violentes, comme il y en a toujours dans le dérèglement et l’isolement, tout cela m’est interdit. — Tout ce qui sera humainement possible, pour vous créer une félicité particulière et nouvelle pour la dernière partie de votre vie, sera fait. »
On admire l’aveu des erreurs passées et les bonnes intentions, mais rien ne changera. D’ailleurs, le scandale des Fleurs du mal, condamnées pour immoralité, n’a pas arrangé les choses. Dès le 9 juillet 1857, Charles se justifie et affirme, bravement et inutilement : « Le livre met les gens en fureur. — On me refuse tout, l’esprit d’invention et même la connaissance de la langue française. Je me moque de tous ces imbéciles, et je sais que ce volume, avec ses qualités et ses défauts, fera son chemin dans la mémoire du public lettré, à côté des meilleures poésies de V. Hugo, de Th. Gautier et même de Byron. »
Il écrit le 11 juillet 1857 à son éditeur : « Vite, cachez, mais cachez bien toute l’édition. » Son œuvre va être saisie ! Adieu gloire et fortune ! En décembre, il écrit à sa mère qui lui a reproché ce livre (« après m’avoir reproché ce maudit livre, qui n’est après tout qu’une œuvre d’art fort défendable », 30 décembre 1857) : « Mais ce que je sens, c’est un immense découragement, une sensation d’isolement insupportable, une peur perpétuelle d’un malheur vague, une défiance complète de mes forces, une absence totale de désirs, une impossibilité de trouver un amusement quelconque. » Et viendront encore des demandes d’argent, des plans compliqués pour en trouver, des plaintes, le projet de quitter Paris pour s’installer près d’elle à Honfleur, projet plusieurs fois reporté. Après quelques mois à Honfleur — dans une chambre d’où l’on voit la mer, il écrit Le Voyage, ultime chef d’œuvre des Fleurs du mal de 1861—, il retourne à Paris et dès sa première lettre, le 29 juin 1859, il est question d’un billet de 160 francs qu’on viendra réclamer. Peu après, il lui écrit : « En effet, je dépense beaucoup, et tout ce tripotage de banque, d’escompte, me fatigue beaucoup. » (15 octobre 1859) Et il lui envoie du thé, des revues, les épreuves de ses articles critiques, des livres. Et de nouveau des demandes d’argent, des réponses aigres.
Le 15 janvier 1860, il lui raconte un malaise, ce qu’on appelle aujourd’hui un AVC : « J’ai subi avant-hier une crise singulière J’étais hors de chez moi ; j’étais presque à jeun. Je crois que j’ai eu quelque chose comme une congestion cérébrale.(…)Au bout de quelques heures tout était fini. » La crise reviendra en 1862 (« le vent de l’aile de l’imbécillité »), puis en 1866, définitive. Quelle vie de chien ! Baudelaire est un martyr, c’est un mot qu’il emploie souvent (« le plus curieux martyr de tout Paris peut-être »), mais un martyr n’est pas forcément un innocent. Une volonté rageuse de réussir le soutient : « Pour me résumer brièvement, j’ai une soif diabolique de jouissance, de gloire et de puissance. » (4 novembre 1856). Ou encore, 19 février 1858 : « Je ne veux pas d’une réputation honnête et vulgaire ; je veux écraser les esprits, les étonner, comme Byron, Balzac ou Chateaubriand. Est-il encore temps, mon Dieu ? »
J’ai sorti le second volume de son rayon (Correspondance II 1860-1866) et je suis allé m’installer dans mon fauteuil, à la lumière du balcon. Ce volume s’ouvre tout seul. Les deux cordons marque-page verts, dont la couleur est passée et dont les bouts sont effrangés, sont situés à la page que je cherchais, la fameuse lettre du 6 mai 1861. Je la relis avec émotion. Charles vient d’avoir quarante ans, Caroline en a soixante-huit. De cette lettre de sept pages, mon cher Hervé, je ne vous dirai rien. Je me contente de transcrire ce qu’en dit Claude Pichois, l’éditeur de cette correspondance savamment annotée : « 6 mai 1861 : Le poète adresse à Mme Aupick la plus belle, la plus douloureuse et tout de même la plus tendre des lettres où une grande âme se soit décrite et confessée. » Si, tout de même, je vous livre la dernière ligne : « Et je t’aime. » Cioran écrivait : « Baudelaire : le poète commence à dater, s’il ne date pas déjà ; le personnage, au contraire, grandit. Son chef d’œuvre, quelle ironie ! sont ses lettres. » (Cahiers 1957-1972, 27 avril 1971) Cioran exagérait, comme toujours : le chef d’œuvre de Baudelaire, ce sont les Fleurs du mal. Mais ces lettres montrent l’humus humain sur lequel elles ont poussé. Un jour, je lirai intégralement la correspondance de Baudelaire.
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