Cette semaine, la Bibliothèque nationale de France est le quartier général des historiens du livre. La société savante SHARP, Society for the History of Authorship, Reading and Publishing (Société pour l'histoire des auteurs, de la lecture et de l'édition), y organise sa 24e conférence annuelle. Le professeur Ian Gadd, président de SHARP, et le professeur Martyn Lyons, membre du comité directeur de SHARP, nous présentent l'événement et ses implications.
Le 19/07/2016 à 12:56 par Antoine Oury
Publié le :
19/07/2016 à 12:56
La Bibliothèque nationale de France, qui abrite le Congrès SHARP (ActuaLitté, CC BY SA 2.0)
Martyn Lyons : Le grand historien français Lucien Febvre (1878-1956) décrivait le livre comme un « ferment » et une « marchandise ». Les historiens du livre considèrent la « marchandise », en analysant le livre comme un produit commercial destiné à être vendu et acheté sur le marché : ce n'est qu'en considérant le livre comme un produit manufacturé que nous mesurons la force du « ferment » intellectuel qu'il a créé dans l'histoire.
Prenons le Siècle des Lumières, par exemple : qui lit alors l'Encyclopédie de Diderot et D’Alembert ? Nous savons que la première édition était hors de prix et n'a pu atteindre qu'un lectorat restreint, mais les autres éditions, dans des formats plus petits et sans les gravures coûteuses, atteignent une audience de la classe moyenne dans toute l'Europe. Les historiens peuvent ainsi établir un portrait des lecteurs de l'Encyclopédie, et fournir des réponses à des questions centrales pour l'interprétation historique.
Ian Gadd : L'histoire du livre est par essence interdisciplinaire : elle rassemble des chercheurs en littérature, des sociologues, des historiens de l'art, de la musique, des bibliothécaires, des éditeurs, des libraires, des designers de livres, des chercheurs indépendants... Cela rend SHARP un peu particulière comme société savante, parce que nous avons un bon mélange au sein des adhérents.
Ian Gadd : SHARP s'intéresse au livre dans le sens large du terme, ce qui couvre les tablettes de pierre jusqu'aux médias numériques. Nous avons récemment eu des publications dans nos journaux académiques sur les livres numériques, les humanités numériques... Nous ne nous limitons pas à une définition restrictive du livre : ce n'est pas simplement un codex, quelque chose avec des pages ou imprimé.
Martyn Lyons : C'est une erreur de limiter la discussion à la « culture de l'imprimé » et aux comparaisons avec celui-ci. N'oublions pas que le livre, dans une forme ou une autre, a existé au moins deux millénaires avant l'imprimé, qui n'est qu'un aspect parmi d'autres de l'histoire du livre.
(ActuaLitté, CC BY SA 2.0)
Martyn Lyons : Je suis d'accord avec le fait que l'électrification de la lecture soit plus lente que celle de l'écriture. En général, nous sommes bien plus heureux d'écrire derrière un écran que de lire devant un.
L'écriture, aussi, a une longue histoire, qui commence, dit-on, dans l'ancienne Mésopotamie. La culture de l'impression n'a pas supprimé la culture manuscrite : elles se sont côtoyées pendant des siècles en s'influençant. De la même manière, le texte électronique ne signifie pas la fin du codex. Cela change sa fonction, cela change les pratiques de lecture, mais les différentes formes de texte continuent de jouer un rôle important.
Ian Gadd : Les genres où le texte est dominant, ce qui peut inclure des travaux de références et des romans, s'éloigneront de l'imprimé, mais je pense que nous allons également assister à un regain d'intérêt pour la qualité du papier, la typographie et le design du livre chez les éditeurs de littérature intellectuelle. Et des formes d'imprimés persisteront, comme les livres jeunesse par exemple, qui se distinguent par leur design et leur usage de la matérialité : ils sont beaucoup plus riches que lorsque j'étais moi-même enfant.
Mais tout cela reste difficile à juger, car une bonne partie de la planète n'a pas accès à des ressources numériques, quand, à d'autres endroits où les taux d'alphabétisation sont très bas et l'accès au livre difficile, le livre numérique peut arriver avant le livre imprimé. Imprimé et numérique partageront la même histoire pendant longtemps, même si celle-ci sera différente pour chaque lieu.
Martyn Lyons : Tout d'abord, ce qu'on appelle la « Révolution Gutenberg » a été grandement exagéré. L'invention de l'impression n'a pas changé la forme matérielle du livre, il reste le codex avec lequel nous sommes si familiers. Et à une époque où des millions d'Européens sont illettrés, cela n'allait pas avoir d'impact avant une très longue période.
Mais l'ordinateur et le traitement de texte ont complètement changé la situation, en retirant le support matériel traditionnel du livre. Cela ressemble à une véritable révolution, avec beaucoup plus de conséquences que l'impression. SHARP est fasciné par cet impact, à la fois pour les défis des éditeurs contemporains, mais aussi pour les changements qui manifestent dans la nature des pratiques de lecture.
(ActuaLitté, CC BY SA 2.0)
Martyn Lyons : C'est en France que l'invention et la promotion de l'histoire du livre ont eu lieu avec Lucien Febvre et Henri-Jean Martin. La France est toujours à la pointe, avec la contribution de Roger Chartier à la théorisation de l'histoire de la lecture, ou celle de Jean-Yves Mollier à l'histoire des XIXe et XXe siècles. Mais l'histoire du livre est désormais étudiée dans le monde entier et, dans mon champ bien particulier d'étude, les meilleurs travaux viennent d'Italie, d'Espagne et d'Amérique latine.
Ian Gadd : L'histoire du livre est ainsi bien établie en Europe, en Amérique du Nord, en Australie et en Nouvelle-Zélande. Elle se renforce en Amérique du Sud et au Mexique et reste une discipline assez récente en Afrique, à l'exception de l'Afrique du Sud. L'Inde et le sous-continent indien ont été influencés par la colonisation britannique, mais la discipline est encore naissante dans le reste de l'Asie, dont l'histoire du livre est très riche.
Martyn Lyons : Elle se définit toujours, et tente encore de persuader les autres disciplines des humanités qu'elle constitue un important terrain de recherches. De nombreux spécialistes de l'histoire littéraire reconnaissent aujourd'hui la contribution de l'histoire du livre, même s'ils se concentrent sur les auteurs quand nous nous concentrons sur les éditeurs, les lecteurs, les imprimeurs, les relieurs, les papetiers, les libraires, etc., toute la chaîne de production, distribution et réception du livre. Dans une certaine mesure, les historiens de la culture nous sollicitent aussi sur la lecture et la réception des textes, mais les questionnaires d'histoire culturelle ignorent encore les détails de l'histoire du livre. L'aspect prosélyte de l'histoire du livre est toujours présent, nous sommes toujours des missionnaires.
Ian Gadd : SHARP est une société savante, fondée en 1991, qui a organisé des conférences annuelles depuis 1993. Elle est née d'un intérêt grandissant pour l'histoire du livre, surtout dans les pays anglophones, avant de devenir plus internationale. Cette histoire du livre a une tradition différente selon le pays considéré : en France, l'histoire du livre est implantée depuis plus longtemps que dans les pays anglophones, et la date de création de SHARP en témoigne.
Psautier Anglo-Catalan (XIIIe - XIVe siècle), « quasi original », éditions M. Moleiro
(ActuaLitté, CC BY SA 2.0)
Ian Gadd : SHARP a été voulue différente des autres sociétés savantes par sa conférence annuelle : elle favorise les discussions des membres sur leurs travaux, mais aussi sur le développement de l'histoire du livre. Les autres sociétés savantes ont plutôt tendance à se centrer uniquement sur les publications : nous avons aussi une publication annuelle, Book History, mais nos conférences restent notre activité principale.
Chacun des intervenants de ces conférences est membre de SHARP, car cela nous aide à financer l'association, mais signifie aussi que les conférences représentent la valeur et la personnalité de la société. C'est un événement intellectuel important, mais il est aussi ouvert, amical et divers en matière d'origine professionnelle. Quand j'étais jeune doctorant, en 1996, pour la première fois dans une conférence SHARP, j'ai aimé l'expérience, mais aussi le fait d'avoir été considéré et écouté, et c'est quelque chose que j'ai toujours essayé, en tant que président, d'entretenir. Nous voulons aussi créer des opportunités, des rencontres qui pourront vous aider dans votre future vie professionnelle.
La conférence de Paris est très importante pour nous, car elle est la plus importante que nous ayons jamais organisée. Nous sommes très reconnaissants vis-à-vis de Claire Parfait, qui a dirigé l'organisation. 470 participants ont été confirmés, contre 250 d'habitude, dont de nombreux nouveaux membres, en particulier d'Afrique, du Moyen-Orient et d'Asie, parlant anglais ou français. C'est très important pour nous : nous sommes une société anglophone d'origine, mais nous expérimentons cette année des conférences bilingues avec de l'anglais et du français, comme à Montréal l'année dernière.
Ian Gadd : En termes d'adhésion, SHARP est très internationale avec plus d'un millier de membres de 40 pays. La majorité d'entre eux sont d'Amérique du Nord et des pays anglo-saxons, ce qui reflète le lieu de création de la société. Mais ces dernières années, nous avons trouvé de nouvelles adhésions dans des pays qui ne sont pas anglo-saxons, comme la France, l'Allemagne, la Belgique, les Pays-Bas, les pays nordiques, mais aussi des représentants des pays de l'ex-Yougoslavie, d'Amérique du Sud et d'Asie. Nous sommes en train de nous rapprocher de certaines régions comme l'Asie ou l'Amérique du Sud : nous voulions obtenir une image globale pour ne pas investir des pays sans comprendre la tradition intellectuelle des locaux. Martyn, qui a travaillé sur l'histoire mondiale du livre, a l'expertise nécessaire pour superviser l'internationalisation de SHARP.
Gita Sinangsaya, Indonésie (ActuaLitté, CC BY SA 2.0)
Ian Gadd : Certains membres de SHARP représentent nos liaisons régionales dans un pays ou une région particulière et nous informent sur des événements que nous pourrions financer. Nous sommes fiers d'avoir financé des pays où l'histoire du livre est encore assez récente, comme l'Amérique du Sud, avec des événements à Mexico, en Argentine, au Brésil ou au Pérou, tandis que nous avons des liaisons en Colombie. L'Asie est le continent le moins représenté, mais il a une histoire du livre très riche dont nous soutenons le développement à Taïwan, en Corée, au Japon, à Singapour.
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