Assistante sociale, tertiaire de l’ordre de Saint-François, responsable du Service social des prisons au Secours catholique (où elle travaillait encore le jour même de sa mort à soixante-quinze ans), mais aussi romancière populiste et essayiste, Céline Lhotte reçoit le Prix Northcliffe de littérature française (équivalent en Angleterre de ce qui à l’époque s’appelait le Prix Fémina–Vie Heureuse) pour ses deux premiers romans, publiés la même année, en 1928, à La Renaissance du livre : Sur les fortifs du paradis et La Petite Fille aux mains sales.
Le 11/03/2018 à 09:00 par Les ensablés
Publié le :
11/03/2018 à 09:00
Par François Ouellet
Seule ou en collaboration avec Elizabeth Dupeyrat (également assistante sociale), Lhotte a publié sa vie durant de très nombreuses études qui ressortissent à un socialisme pratique et religieux et qui touchent à toutes les questions sociales de l’époque, qu’il s’agisse des cités-jardins, des maternités rurales, des œuvres de bienfaisance, toutes choses relevant de l’observation vue et vécue, « vision hallucinante des misères de notre temps », tout cela documenté, « vu, contrôlé, autopsié », comme l’écrivait L’Ouest-Éclair du 7 avril 1931 à propos des Essais sociaux (éd. du Havre-Éclair, 1931). Elle aura passé sa vie à visiter des taudis, à documenter les souffrances des nécessiteux. Dans La Grande Revue (avril et mai 1929), elle publie les résultats d’une enquête sur les familles ouvrières du Havre (« Monographie sociale d’un coin de France »).
Chroniqueuse à l’hebdomadaire catholique Sept, elle écrit sur « l’enfance anormale », les « parasites de la misère », etc. En 1931, elle est lauréate du Prix Anne Murray Dike (cette Américaine, avait, après la guerre, animé le Comité américain pour les régions dévastées de France sis au Château de Blérancourt, et mis sur pied une organisation de travailleuses sociales), décerné annuellement à une travailleuse sociale qui effectue des visites à domicile. Lhotte a aussi laissé un journal consacré à la misère et à l’action sociale sous l’Occupation et pendant la Libération, Et pendant 6 ans…, paru en 1947 chez Bloud & Gay dans la collection « Réalités du travail social » qu’elle dirige. Ultime ouvrage, Ce prisonnier, comment puis-je l’aider ? (éd. S.O.S., 1963) sera publié à titre posthume.
Le malheur que Lhotte a cotoyé auprès des malades et des pauvres lui a inspiré des ouvrages littéraires composés de petites séquences de la vie quotidienne, qui sont d’abord de l’ordre du témoignage tout en étant soutenues par une volonté esthétique. Tel est le cas de Chœur triste chez les sans-repos (éd. La Renaissance du livre, 1930), dont les chapitres proposent autant d’instantanés pris sur le vif lors des visites de Lhotte comme « infirmière-visiteuse » auprès des pauvres des Hautes-Mares, faubourg du Havre, sa ville natale. Ici, Porte d’Orléans (éd. SPES, 1955) est construit de la même façon, où se succèdent de « petits tableaux » qui visent à donner une impression vivante de la Cité-Secours de la Porte d’Orléans ».
Lhotte explique ici que le « secret professionnel » et « le droit de transposition concédé à tout écrivain » l’ont autorisée à faire œuvre littéraire sans rien devoir concéder sur l’authenticité des faits. Elle écrivait à peu près la même chose dans Chœur triste, où l’art est marqué du sceau du vrai. Ce dernier ouvrage est précédé d’une préface de Léon Lemonnier sur la littérature populiste (voir la réédition de son Manifeste du roman populiste, éd. La Thébaïde, 2017), et dont des extraits seront repris dans Populisme (éd. La Renaissance du livre, 1935). Mais cette préface est pour le moins curieuse, puisque le livre de Lhotte est avant tout un témoignage sociologique sur la dénuement et les possibilités de la charité, et que le populisme ne se réduit pourtant ni à cette misère ni surtout à ce type de récit.
La romancière populiste Suzanne Normand y voyait néanmoins, à la lumière d’un art subtil de la composition qui sait ménager les effets, le « vrai populisme », « celui qui va puiser aux sources vives, et qu’aucune sauce littéraire ne corrompt » (Les Nouvelles littéraires, 23 août 1930). Après tout, l’art des « croquis sociaux », pour reprendre le titre générique de Ma mère Riquet (éd. Valois, 1928), est bien dans l’héritage d’un certain naturalisme, celui de Poil de carotte.
Roman souvent admirable que dépare peut-être par endroits un apitoiement légèrement trop marqué, La Petite Fille aux mains sales aussi est tracé sur le modèle des vignettes, mais à l’intérieur d’un cadre romanesque explicite qui fait défaut à Chœur triste. « Livre de vérité », selon l’expression de l’auteure, et malgré ce qui le rattache à la tradition naturaliste, il se caractérise par cette modernité de la concision, une écriture serrée, des notations précises, émouvantes autant par la justesse du mot que par la situation décrite. La famille Ourville habite les Hautes Mares. Le père, Alphonse, est une brute portée sur la bouteille qui apprécie les belles filles ; Mimi, sans être une mauvaise mère, n’aime guère les enfants et se décharge sur sa fille Violette.
Si celle-ci est une « gosse aux mains sales », c’est que, en dehors des heures d’école, elle s’occupe de ses six frères et sœurs, dont elle est, à onze ans, l’aînée, et qu’il y a toujours une couche à changer. Pour l’aider dans la lessive, Mimi engage une sorte d’avorton qui ne risque pas de plaire à son mari : Augustine, « une pauvre créature contrefaite, bossue derrière, bossue devant, pas plus haute qu’une gamine du certificat, la tête penchée sur l’épaule droite, les jambes arquées, les pieds légèrement en dedans ». Alphonse ne tarde pourtant pas à la prendre comme maîtresse, à lui faire un enfant, puis à fuir avec elle à Paris en abandonnant Mimi et les enfants. Mimi se trouve un emploi dans une pension de famille, tandis que Violette va de moins en moins à l’école pour s’occuper des courses et des tâches ménagères. Un an plus tard, Alphonse revient, il a largué Augustine et son fils. La première chose qu’il fait, sous les insultes de Violette qui l’a toujours détesté, est de traîner Mimi dans la chambre, porte fermée. Les choses sont rentrées dans l’ordre.
Quand elle a un peu de temps libre, Violette s’amuse avec son ami Mimile, enfant instable et malheureux depuis que son père s’est remarié. Violette n’est guère plus heureuse, même si elle ne demande pas grand chose, seulement l’affection de sa mère. Car au-delà de la souffrance de Violette, mal aimée, et comme l’envers du « sale » qui caractérise la petite fille, le roman est parfois lumineux, d’une lumière très fine et qui loge dans l’amour de l’enfant pour sa mère. Tel est au fond le véritable sujet de ce roman, Mais cet amour inconditionnel de la fille, la mère ne sait pas le lui rendre, car elle est aussi ingrate qu’injuste, égoïste qu’insouciante, et qu’elle aime son mari, quoiqu’il arrive ; cet homme que Violette aimerait bien être à jamais débarrassée. Triangle amoureux sans réciprocité, de chair et de grâce, de rancune et de rivalité, où Violette est bien mal récompensée pour son dévouement, ses prévenances, sa sollicitude, son amour trop aveugle pour ne pas se retourner contre elle.
Un jour, ayant trouvé cinq francs, Violette se demande ce qu’elle pourrait en faire pour être utile. « Donner l’argent au petit Jésus pour que papa… Mais ici, Violette s’embarrasse, n’ose aller au fond d’elle-même… Son véritable, son plus intime désir serait “pour que papa ne revienne plus”. Jamais, peut-être, elle n’a tant souffert de la faim et de l’écrasante fatigue que lors du précédent abandon, jamais vraiment, non plus, elle ne fut davantage heureuse… Mais maman ? maman chérie par-dessus tout, et qui ne saurait vivre sans papa (cela maintenant, c’est sûr, il n’y a plus à se le cacher). Alors, donner les cinq francs pour que papa reste toujours ?… Le bonheur de maman avant celui de Violette, n’est-ce pas ?... Elle serre les dents et retient des larmes ». C’est finalement à la poudre de riz réclamée par la mère qu’iront les cinq francs.
Deux autres années ont passé, Alphonse souhaiterait maintenant déménager toute la famille à Paris ; il gagnerait un meilleur salaire, la vie y serait plus facile, prétend-il. Mais avec quel argent partir ? Mme Delabert, qui loue les garnis et prend en gérance l’immeuble voisin qu’elle pourra louer à la journée, s’offre à lui avancer l’argent nécessaire s’il accepte, en garantie, de lui laisser Violette. « Voilà qu’elle va sur ses quatorze ans, elle est en âge d’être placée, une belle gosse que ça promet d’être ! », raisonne-t-elle. Tout est dit, le reste, il est inutile à la romancière de l’écrire, on ne l’entrevoit que trop facilement. Après le départ de la famille, le roman se referme sur cette belle image, à la fois toute de douleur contractée et lourde d’une ambivalence cruelle : « Violette s’étonne de vivre. »
Toute l’œuvre de Céline Lhotte est aujourd’hui complètement enfouie dans l’oubli. Ses essais sont orientés vers la détresse du peuple et les vertus de solidarité et de charité qu’il convient de déployer pour contrer les effets du paupérisme en régime capitaliste. Quant à ses « romans » de la misère noire et des bas-fonds, ils sont toujours écrits d’un point de vue féminin, celui de la fille, comme dans La Petite Filleaux mains sales et La Petite Bismuth (Albin Michel, 1932), celui de la mère indigente comme dans Sur les fortifs du paradis et Maman Joujou (éd. Jean Renard, 1938). Être un écrivain femme, c’était éminemment une posture sociale chez Céline Lhotte. Exemple remarquable d’une autre littérature.
François Ouellet
Mars 2018
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