Auteur de plusieurs ouvrages publiés aux éditions La Tengo et 10/18, Jérémie Guez est aussi un cinéaste dont le style s'affirme rapidement. Kanun, la loi du sang, en salles le 7 décembre prochain, constitue une nouvelle occasion de s'en apercevoir, après Bluebird (2018), Sons of Philadelphia (2020) et la mini-série, BRI (2022).
ActuaLitté : Qu'est-ce que le Kanun, qui donne son titre à votre film ?
Jérémie Guez : Le Kanun [prononcé Kanoun, NdR] est un code civil post féodal écrit au XVe siècle, pendant l'occupation turque. Cet ancêtre du Code civil albanais actuel comprenait plusieurs livres et couvrait un grand nombre de domaines, d'une manière assez moderne pour l'époque, avec des éléments positifs comme l'hospitalité, l'honneur ou la loyauté.
Le comportement de la population albanaise pendant la Seconde Guerre mondiale reflète ces valeurs : il faut savoir que l'Albanie est le seul pays d'Europe où la population juive a augmenté à cette époque, en raison de leur hospitalité. Les Albanais ne pouvaient pas supporter qu'un tel sort soit réservé à certaines personnes, à leurs frontières.
Comme n’importe quel document primojuridique de l’époque dans cette zone du monde, le Kanun vient aussi légiférer, poser des conditions, autour de ce que l'on pourrait appeler, très grossièrement, la loi du talion. C'est ce que l'on appelle le gjakmarrje en albanais et qui donne la loi du sang par une mauvaise interprétation, belliqueuse, de ce texte, utilisé pour assouvir des désirs de vengeance personnelle.
Ce phénomène s'est vraiment estompé depuis le début du XXIe siècle, mais certaines personnes, notamment dans le nord du pays, prennent encore cette règle au sérieux. Personnellement, j'en avais entendu parler quand j’étais petit, à la radio, et j'en ai ensuite parlé à des amis albanais, pour en savoir plus.
Cette partie du Kanun a-t-elle constitué le point de départ du film et de son récit ?
Jérémie Guez : D'une manière générale, j'ai toujours trouvé fantastiques l'histoire et les traditions des Balkans, un territoire qui me fascine depuis longtemps. Mais, avec Kanun, la loi du sang, j'avais vraiment envie de raconter une histoire d’amour très naïve, à la manière des films de gangsters hongkongais. J'ai pu réunir dans ce film deux obsessions, l'une esthétique et l'autre narrative. En plus, Kanun m'a permis de digresser par rapport aux règles du genre, dans le domaine du film noir.
Avec Lorik, l'idée était donc de proposer un personnage de gangster gentil ?
Jérémie Guez : J’avais déjà en tête l’acteur, Waël Sersoub [apparu dans Sons of Philadelphia]. Pour moi, ce personnage est un enfant de la campagne qui n’a jamais grandi, qui porte toujours une naïveté, une joie de vivre, une bonhomie que la vie n’a pas réussi à éteindre. La manière de déjouer les codes du genre, elle reposait essentiellement dans ce personnage, à mes yeux. Lorik est quelqu'un qui ne connaît que la violence, mais qui évolue dans le monde, et dans cet environnement de gangsters, comme un enfant.
Cela m'intéressait aussi de raconter l'obsession amoureuse d'un môme de 14-15 ans qui pense que sa vie va changer du jour au lendemain parce qu'il sort avec sa petite copine. Sauf que ce môme, en l'occurrence, a 30 balais, a vécu toute sa vie dans un monde alternatif et ignore la séduction ou le sentiment amoureux. C’est aussi pour cela que j’ai trivialisé sa relation avec Aleks [mentor et père de substitution de Lorik] : leur duo fait plutôt penser à des personnages sortis d'un film italien qu'à des gangsters monolithiques.
Concernant les images, le bleu et le rouge dominent dans de nombreuses scènes, tandis que l'on traverse Bruxelles avec les personnages : comment avez-vous procédé pour l'esthétique et les repérages ?
Jérémie Guez : Ces dominantes de bleu et de rouge ont été installées dès le tournage : je fais très peu d'étalonnage en postproduction, car c'est un peu de la triche. L'esthétique avait été choisie en amont, en référence à ces éléments importants que sont pour moi les films de gangsters réalisés à Hong Kong par Tsui Hark, Ringo Lam ou Wong Kar-wai.
Pour les lieux de tournage, je connais bien Anvers et Bruxelles, deux villes où j'ai vécu, où j'ai tourné un certain nombre de projets et où j'ai écrit, aussi. Il s'agit de deux villes très différentes, assez complémentaires, comme les faces d'une même pièce : Anvers porte une culture flamande, un aspect plus protestant, un peu discret, quand Bruxelles est plus détendue. Certains lieux d'Anvers sont très policés, cela m'intéressait d'y tourner un film noir.
En plus, vu les images, les personnages et les diasporas que je souhaitais réunir, c'était cohérent de tourner dans ces villes. Ce croisement des cultures, albanaise, turque, marocaine, est typique de la Belgique. Grâce à des amis dans chacune de ces communautés, j'ai pu trouver les lieux adaptés. Je suis dans une démarche qui mêle la fidélité au réel et son dérèglement complet.
Étant à la fois auteur et réalisateur, savez-vous d'emblée si telle idée se dirigera plutôt vers le cinéma ou vers l'écrit ?
Jérémie Guez : Cela se fait effectivement d'une manière assez naturelle, car je ne vais pas chercher les mêmes choses dans les deux disciplines. Je n'ai jamais eu ce dilemme entre littérature et cinéma. Ainsi, pas mal de mes projets de livres ont été abandonnés sans devenir des films pour autant.
Et quand vous écrivez, pensez-vous en réalisateur ?
Jérémie Guez : En littérature persiste toujours cette « voix intérieure », qui n’a rien à voir avec la projection visuelle d'un événement. J’ai toujours eu une facilité de visualisation, mais, lorsque j'écris, je mobilise avant tout une proximité émotionnelle, en me demandant de quelle manière la restituer au mieux. Quand les personnages sont dans une situation donnée, j’arrive à me projeter émotionnellement à leur place. L’objectif devient alors de trouver la vision, l'expression qui me permet de retranscrire ça. En littérature, je n'ai jamais de vision toute-puissante, je ne perds jamais de vue les émotions de mes personnages.
Au cinéma, il y a des codes du genre auxquels j’échappe, car je m’en fous : dans Kanun, Lorik prend des décisions très radicales, très bêtes à un moment du film. C'est une situation qui vient du réel, des émotions ressenties dans ce type de situation, et pas du cinéma où le personnage a souvent tendance à trouver le plan parfait, qui le sort de tous les mauvais pas.
Pour Bluebird, votre premier film, vous adaptiez L’Homme de plonge de Danny Martin (traduit par Jean-François Le Ruyet, 10/18) : quels sont les défis de l'adaptation d'une œuvre qui n'est pas la vôtre, à vos yeux ?
Jérémie Guez : Il y a d'abord une facilité, qui est toujours de partir d’une meilleure base que ce qu’on aurait pu écrire soi-même. On gagne du temps, d'une certaine manière, et la portée de l'œuvre peut-être plus grande.
Mais on se demande toutefois toujours comment se réapproprier les mots de l'autre : le moindre mot que l'on écrit est en résonance avec nous-mêmes, et l'écriture est une arborescence que l'on maitrise de A à Z. À l'inverse, les mots d'un autre ne seront jamais vraiment moi, et on peut avoir le sentiment d'un rejet de greffe, parfois. Mais je garde à l'esprit que l'on peut aussi être très limité lorsque l'on fait tout soi-même.
Photographies : images du film Kanun, la loi du sang (The Jokers Films)
Paru le 05/01/2022
185 pages
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7,20 €
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