Les Ensablés ont plusieurs fois évoqué Napoléon pour rappeler que dans sa jeunesse, il avait écrit des nouvelles, et qu’à Sainte-Hélène, il avait retrouvé son désir d’écrire et pu assouvir sa passion pour la lecture. Il faut lire Le Mémorial pour mesurer l’étendue de sa culture littéraire. Il profita de son inactivité pour écrire quelques ouvrages, dont une étude sur « La guerre des Gaules », et une espèce de fiction sur son exil à Sainte-Hélène. Par Hervé Bel
Toute une partie de ses écrits reste malheureusement « ensablée ». Pourtant, aujourd’hui, à l’occasion du bicentenaire de sa mort, c’est l’homme d’action qui sera évoqué à travers cet excellent livre récemment réédité dans La Petite Vermillon Hiver 1814 de Michel Bernard, auteur de plusieurs romans dont Le bon cœur.
En janvier 1814, les armées russe, autrichienne, prussienne (avec derrière elles, l’ennemi de toujours, l’Angleterre) franchissaient le Rhin pour porter la guerre en France. Ce n’était plus arrivé depuis la Révolution. Meurtris par la campagne de Russie et l’échec dramatique de la bataille de Leipzig, les Français apparaissaient sur le papier incapables de faire face. Au nord, ils n’étaient que quelques dizaines de milliers d’hommes pour s’opposer à la formidable coalition. Au sud, les Autrichiens avaient traversé la Suisse pour se porter en Alsace. L’objectif était clair : Paris et l’abdication de Napoléon, honni par toutes les puissances autocrates.
N’importe qui d’autre aurait renoncé. Mais c’était un trait de caractère de Napoléon de ne jamais se croire battu. Pendant quelques mois, retrouvant l’esprit (à défaut de la silhouette qui avait épaissi) du général Bonaparte de 1796, il parvint à mettre en échec un ennemi six à sept fois supérieur en nombre.
Michel Bernard, avec un style limpide, riche, trépidant, nous raconte cette chevauchée fantastique que seul l’Empereur était encore capable de mener, alors que ses proches, et même l’ensemble des Français, étaient découragés. Mais il y croyait, et ce fut sa force de pouvoir un temps convaincre la France que rien n’était perdu. Pendant trois mois, ce fut une succession de victoires inattendues, obligeant les ennemis à reculer.
Hiver 1814 commence le 29 janvier 1814 lorsque Napoléon arrive à Brienne, retrouvant ainsi le lieu où il avait fait ses études. Quoique scientifique (dans le bateau qui le mènera à Sainte-Hélène, il passera son temps à résoudre des équations), Napoléon, qui n’en était jamais à une contradiction près, croyait aux signes. Ce ne fut pas un hasard, pensa-t-il, s’il croisa soudain, en cet endroit où tout avait commencé, un curé qui avait été son maître d’études.
Pour Napoléon, ce pâle sourire de sa jeunesse était un signe du destin. Il cherchait son étoile dans le ciel d’hiver, elle était apparue devant sa monture, les souliers crottés par la boue blanche de Champagne.
Là, commence vraiment l’aventure. La stratégie de Napoléon est simple, la tactique autrement plus complexe : il faut empêcher l’armée ennemie du nord et celle du sud de se rejoindre. Il faut, pour chaque bataille, à un point donné, être le plus fort, ce qui signifie des manœuvres rapides, et une extraordinaire prescience de ce que va faire l’adversaire.
Cela ne va pas sans souffrance pour les soldats, mais, jeunes pour la plupart (les fameux Marie-Louise), ils sont décidés à se battre, et la population galvanisée par la présence de l’homme à bicorne est là pour les aider.
Depuis un moment, la pluie avait percé leurs manteaux et leurs vestes, quand ils en avaient, mais ils supportaient le martyre du fantassin d’un meilleur cœur que pendant les longues semaines de retraite. Après tout, la pluie trempait avec une égale générosité les Prussiens et les Russes.
Ce qui frappe le lecteur, c’est la capacité intellectuelle de Napoléon, à son sommet, dira-t-on plus tard. Il enregistre tous les renseignements que lui fournit la population et les exploite ; il lit les rapports de toutes ses unités. Ayant une connaissance parfaite de la topographie, il dirige ses colonnes, attire l’ennemi là où il connaît les moindres replis du terrain. Dormant à peine, il continue à diriger la France, reçoit les préfets, et Caulaincourt son diplomate dépêché pour négocier une paix éventuelle, qu’il sait un leurre. Il se démultiplie. À cela, il joint le courage, n’hésitant pas à se mêler aux troupes. Peut-être veut-il mourir ? Quelque temps plus tard, lorsque le glas de la défaite aura sonné, il tentera de se suicider. Mais d’abord, il nargue la mort.
D’épais nuages masquaient la lune, la plaine était opaque. Tout à coup, le petit groupe fut environné d’une bande de cosaques surgis d’on ne savait où. L’obscurité, leur vitesse avaient trompé la vigilance des guides. L’un des assaillants s’apprêtait à embrocher le cavalier trapu qui cheminait devant (NdR, Napoléon), lorsque le colonel Gourgaud, premier officier d’ordonnance, d’un coup de pistolet l’abattit (...) L’émotion passée, Napoléon affirma que l’incident avait eu lieu près d’un grand arbre sous l’ombrage duquel il aimait lire le Tasse à l’époque de ses humanités.
Toujours cette idée que sa vie est un destin parce que rien n’arrive par hasard. Rien de ce qui se passe n’est anodin pour Napoléon. Des puissances tutélaires, hostiles ou non, le veillent. Chateaubriand, son ennemi pourtant (encore que un peu de bienveillance impériale aurait peut-être noyé sa haine ?), le croit lui-même dans ses Mémoires d’outre-tombe (1).
Il était difficile de résister à ce torrent qu’était Napoléon si multiple, parfois despote, d’autres fois par trop indulgent (comment a-t-il supporté par exemple Talleyrand qui, dans son dos, négociait avec les ennemis ?), sensible assurément, mélancolique aussi, et formidablement intelligent. Tous ces traits de caractère, Michel Bernard nous les montre en nous décrivant Napoléon dans l’action.
Hiver 1814, c’est aussi se trouver au centre des batailles, dans l’odeur de la poudre, les cris des mourants, les « hourras » des vivants. C’est comprendre aussi comment on se battait, comment vivaient les soldats. Voici par exemple, ce beau passage :
Il avait gelé sévèrement. Les feux avaient brûlé toute la nuit au milieu des groupes de soldats pelotonnés autour des foyers. Les chevaux restaient debout près des cavaliers couchés, la bride passée à leur bras. Au matin, les houppelandes, les manteaux sous lesquels les hommes avaient malgré tout dormi étaient raides comme des planches. Les dragons revenus d’Espagne retrouvaient l’hiver qu’ils avaient oublié. On les distinguait à leurs visages cuivrés, aux traits affûtés, leurs habits de drap brun...
C’est un peu les 300 face à la Perse, sauf que le miracle ne se réalisera pas. Il y a trop d’ennemis, trop de traîtrises. Jusqu’au bout, Napoléon y croit encore, jusqu’au moment où Paris est atteint par l’avant-garde de Blücher. Tout est alors perdu, même si le petit peuple de Paris est prêt à se battre. Mais de plus puissants que celui-ci, qui ont beaucoup à perdre, ont décidé à sa place.
Napoléon abdique à Fontainebleau devant les restes de son armée et part pour l’île d’Elbe. Ceux qui étaient là savaient qu’on en parlerait longtemps, très longtemps après qu’ils ne seraient plus. Ils se préparaient à en faire le récit, à écrire ce qu’ils avaient vu et entendu près de l’homme tassé au fond de sa berline, pensif et silencieux, que le trot de six chevaux emportait vers la Méditerranée.
Cet Hiver 1814, c’est à la fois de l’histoire, mais aussi un roman, celui de Napoléon qui aurait dit, on le cite souvent : « Quel roman que ma vie ! »
1. Voilà ce qu’écrit Chateaubriand sur la mort de Napoléon :
Le poète aurait dû savoir que la destinée de Napoléon était une muse, comme toutes les hautes destinées. Cette muse sut changer un dénouement avorté en une péripétie qui renouvelait son héros. La solitude de l’exil et de la tombe de Napoléon a répandu sur une mémoire éclatante une autre sorte de prestige. Alexandre ne mourut point sous les yeux de la Grèce ; il disparut dans les lointaines superbes de Babylone. Bonaparte n’est point mort sous les yeux de la France ; il s’est perdu dans les fastueux horizons des zones torrides. Il dort comme un ermite ou comme un paria dans un vallon au bout d’un sentier désert. La grandeur du silence qui le presse égale l’immensité du bruit qui l’environna. Les nations sont absentes, leur foule s’est retirée ; l’oiseau des tropiques, attelé, dit Buffon, au char du Soleil, se précipite de l’astre de la lumière. Où se repose-t-il aujourd’hui ? Il se repose sur des cendres dont le poids a fait pencher le globe.
PS. Il y a dix ans, en souvenir de la mort de l’empereur, Les Ensablés avaient publié un texte sur Napoléon à Sainte-Hélène que l’on retrouvera ici.
Hiver 1814 - Campagne de France – Bernard Michel – La Table ronde – 9791037107749 – 7,80 €
Paru le 01/04/2021
272 pages
Editions de La Table Ronde
7,80 €
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