#Roman francophone

Vie prolongée d'Arthur Rimbaud

Thierry Beinstingel

A la suite d'une confusion, c'est avec la dépouille d'un inconnu qu'Isabelle Rimbaud fait le trajet de Marseille à Charleville. Déjouant les pronostics des médecins, Arthur, lui, se remet. Et ce sont les journaux qui lui apprennent sa mort... Jadis poète, naguère marchand, Jean-Nicolas-Arthur Rimbaud sera-t-il capable de s'inventer un troisième destin ? Relancé dans la tourmente de l'histoire, de l'affaire Dreyfus aux tranchées de la Première Guerre mondiale ; assistant stupéfait à l'élaboration de son propre mythe, à la construction de sa légende littéraire, celui qui écrivit "Je est un autre" avait-il imaginé à quel point cette phrase se révélerait prophétique ?

Par Thierry Beinstingel
Chez Fayard

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Editeur

Fayard

Genre

Littérature française

« Je ne sais rien de gai comme un enterrement ! »

Paul Verlaine, Poèmes saturniens.

 

 

En mémoire de Jean-Jacques Lefrère (1954-2015).

 

 

1


Vie qui s’échappe par les narines : le crayon esquisse une moustache, quelque chose d’appuyé, des bacchantes solides et noires ; la mine dérape sous le nez, la rature rejoint le menton comme un dernier souffle. Isabelle se relève, puis complète son dessin par l’ébauche du lit, le bras de son frère, les couvertures, le coin de la table de chevet. Le visage est décentré sur la droite du polochon. Profil asiatique, renforcé par le crâne rasé, cette allure qu’il a souvent eue, quelque chose d’exotique et d’hautain à la fois, semblable à un dignitaire chinois, un notable japonais. Aucun masque de souffrance sur le dessin, au contraire, avec sa moustache inattendue, on croirait le gisant fort comme un Turc.

 

Elle soupire. Il va mourir pourtant, vie qui s’échappe. Sur la feuille, même jour, il y a l’inventaire des dents d’ivoire, les mystérieux « services d’Aphinar » qui feront tant parler et écrire les exégètes. Nous sommes le 9 novembre 1891, hôpital de la Conception à Marseille. Tout est connu maintenant, rabâché, remâché, mais jamais avalé, ni digéré : les poètes ne meurent jamais. Justement : fort comme un Turc, il se bat à travers des songes incompréhensibles, des cauchemars que renforcent les drogues. Il pue. C’est une infection, il est infecté. Lorsqu’on passe dans le couloir, il faut se boucher le nez. Isabelle s’habitue, respire peu, soufflera plus tard. Pour l’instant, son cher frère, celui de Londres et de Roche, le mariole fantasque et l’amputé excédé, chavire, embarqué sur des fleuves impossibles.

 

9 novembre 1891 : Rimbaud délire, appelle pour la centième fois son serviteur Djami. Mais Djami – il ne peut pas le savoir – se bat aussi contre sa propre mort et celle des siens, là-bas, très loin, où sévit une famine épouvantable. Des bûchers emportent des corps décharnés, des mages et des sorciers invoquent des esprits impuissants. On prie, on psalmodie, on hurle ou on se tait, on périt par centaines, bêtes et gens. La faible odeur de pourri qui traverse le couloir de l’hôpital de Marseille est une douceur sucrée comparée aux gaz de putréfaction qui envahissent le pays des Gallas. Forêts d’arbres secs, étendues d’herbe jaune, carcasses pourrissantes, seules les mouches sont à leur aise, éternellement vrombissantes, capables de donner vie à de maigres asticots qui emplissent à peine les estomacs vides. Là-bas, Harar ou Aden, des noms qui traversent les délires d’Arthur.

 

Isabelle est fatiguée. Tant de nuits de veille, tant d’heures à garder ce corps décharné, bancal jusque dans son lit, le creux des draps à l’endroit de la jambe coupée, la protubérance des pansements, la douleur qui le soulève parfois comme un ressort, ou qui le casse en deux, claqué comme un livre qu’on referme avec violence. Il y a les drogues pour le calmer et d’autres insomnies plus fortes encore qui en découlent. Une nuit, elle se réveille, il est immobile, il la fixe d’un œil noir et dur, inhumain, une bête égarée dans le désert. Par moments, il roule dans le lit, mer déchaînée, vertiges sanglants, elle crie pour faire venir les infirmiers. Ils arrivent, Arthur se calme au même instant, sans qu’on le touche, et plonge dans une profonde léthargie, yeux clos.

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17/08/2016 416 pages 20,90 €
Scannez le code barre 9782213687490
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