#Roman francophone

Un poisson sans bicyclette

Isabel Ascencio

"Aux Frêles, on a trouvé le lieu ad hoc où installer la communauté libérée. Une vieille ferme inoccupée de l'arrière-pays varois, idéal pour faire la nique aux oppressions tristes. Jane est d'accord, son french lover jouera de la musique et leur petite Hannah O lui pèsera moins avec tout ce monde autour. Lise, elle, les voit venir. Ce débarquement bruyant près du village l'enchante, parce qu'autrement, entre chasseurs et gendarmes, c'est la mort. Elle espère bien qu'un des chevelus de la ferme la tire d'ici. C'est qu'à treize ans on a un petit vélo dans la tête et on s'invente des âmes sours en un rien de temps". Alternant le point de vue de Lise et de Jane, l'auteure nous replonge en plein été 1976, au gré d'une oralité énergique et inventive. Elle explore leurs désirs d'émancipatiuon en butte aux résistances du monde, raconte de l'intérieur certaines désillusions et laisse à chacune le temps de sa métamorphose.

Par Isabel Ascencio
Chez Editions Gallimard

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Genre

Littérature française

 

 

 

 

 

 

1.

 

 

 

Dans la pinède, on étouffe.

Des bouffées d’air saturé d’essences et la scie des cigales.

Depuis le matin, Lise grattouille les chenilles avec son bout de bâton, les fourmis rouges les fourmis noires les fourmis d’Argentine, les épines coincées sous le cuir des sandales, puis elle recommence.

À la longue, elle en a plein le dos d’observer le monde. Rien ne se passe ici. C’est redevenu la mort de la mort, un coin paumé, sans imprévu, rien.

Le mois dernier, ça a remué du côté du chemin des Frêles. Quelqu’un a tourné autour de la vieille ferme, là en bas, ouvert un volet ou quelque chose. On l’a dit.

Dès qu’elle a pu, elle est montée dans la pinède pour voir. Les yeux vissés aux jumelles dans la bonne direction. Et quoi ? Une fois une seule elle a aperçu du mouvement. Des gens qui trimballaient des planches. Quatre ou cinq, difficile à dire, sous le gros marronnier. Des bidons. Des échelles. Elle n’a pas décidé si ça l’intéressait.

Des étrangers qui s’installent.

De toute façon maintenant c’est fini. Elle scrute par là dès qu’elle peut, les mercredis dès la première heure, les autres jours au goûter, pain chocolat et tout le confort.

Mais elle peut bien se caler le caoutchouc des jumelles aux pommettes, c’est du guet pour des prunes. Le paysage est tout entier repris par la glu de l’ennui, la route, les vignes. Les Frêles pareil.

Cette fois il est midi et des brouettes quand elle regagne la route.

Talus.

Dévalement léger dans les cailloux, hop hop.

Grandes enjambées, emballées un peu sur la fin.

Tout est au poil pour son vélo, même pas camouflé dans le creux du fossé.

Elle a des gargouillis d’œsophage.

Il va falloir prendre le faux plat sous ce soleil dégringolé du ciel, les jumelles qui sautent sur sa poitrine, lourdes au bout du lacet. En plus, elle a oublié sa casquette.

Qu’est-ce qui pullule ici à part les bestioles ?

Leurs tristes gueules multipliées à l’identique, Lise en a par-dessus la tête, mues d’arthropodes et lépidoptères, des années qu’elle les suit à la loupe. Quoi qu’en dise Monsieur Jules, entomologiste et grand-père de son état, les formes larvaires ne varient pas bézef d’une année sur l’autre, les chrysalides, les antennes, les yeux globuleux, du plus que déjà vu, même les ailes transparentes fatiguent à la longue. On peut rester planté dans la pinède avec des patiences de phasmes, on n’y verra jamais rien qui soit un peu imposant, ou du moins poilu et sauvage. Il faut s’y faire.

Lise s’assoit le cul sur des touffes de rien et des caillasses.

S’essuie le nez d’un revers de main.

Un coup de gourde et elle se désaltère.

Les orteils qu’elle remue pour voir, tout poisseux de résine.

Elle s’apprête à décoller avec application le tas de machins qui lui chatouillent les entre-doigts, quand la voilà face à ce type surgi devant le soleil, qui lui fait le coup du Je te monte au village, minette ?

L’ombre a été soudaine, sans le moindre signe avant-coureur. Pas de vrombissement, pas de toux de vieux moteur, ni même un branle-bas de semelle sur les cailloux de l’accotement.

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06/02/2014 300 pages 21,50 €
Scannez le code barre 9782070144143
9782070144143
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