#Roman francophone

Quartier perdu

Patrick Modiano

Un dimanche de juillet, Ambrose Guise arrive à Paris. Personne. Sauf les statues. Une ville fantôme, lui semble-t-il, après un bombardement et l'exode de ses habitants. Auteur de romans policiers anglais, il vient rencontrer son éditeur japonais. Mais il va profiter de ce voyage pour élucider les mystères de son passé, du temps où il était français et s'appelait Jean Dekker, il y a vingt ans. Il fait alors surgir dans un Paris crépusculaire, halluciné, des lieux étranges : une chambre secrète rue de Courcelles, en face d'une pagode ; un grand rez-de-chaussée donnant sur un jardin, place de l'Alma. Il réveille les spectres de Georges Maillot, au volant de sa voiture blanche, de Carmen Blin, Ghita Wattier, des Hayward... Tout un quartier perdu de la mémoire est ainsi revisité, et délivre le secret de ses charmes, et de ses sortilèges.

Par Patrick Modiano
Chez Editions Gallimard

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Genre

Littérature française (poches)

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Pour Dominique



C'est étrange d'entendre parler français. À ma descente de l'avion, j'ai senti un léger pincement au cœur. Dans la file d'attente, devant les bureaux de la douane, je contemplais le passeport, qui est désormais le mien, vert pâle, orné de deux lions d'or, les emblèmes de mon pays d'adoption. Et j'ai pensé à celui, cartonné de bleu marine, que l'on m'avait délivré jadis, quand j'avais quatorze ans, au nom de la République française.
J'ai indiqué l'adresse de l'hôtel au chauffeur de taxi et je craignais qu'il n'engageât la conversation car j'avais perdu l'habitude de m'exprimer dans ma langue maternelle. Mais il est resté silencieux tout le long du trajet.
Nous sommes entrés dans Paris par la porte Champerret. Un dimanche, à deux heures de l'après-midi. Les avenues étaient désertes sous le soleil de juillet. Je me suis demandé si je ne traversais pas une ville fantôme après un bombardement et l'exode de ses habitants. Peut-être les façades des immeubles cachaient-elles des décombres ? Le taxi glissait de plus en plus vite comme si son moteur était éteint et que nous descendions en roue libre la pente du boulevard Malesherbes.
À l'hôtel, les fenêtres de ma chambre donnaient sur la rue de Castiglione. J'ai tiré les rideaux de velours et je me suis endormi. À mon réveil, il était neuf heures du soir.
J'ai dîné dans la salle à manger. Il faisait encore jour mais les appliques des murs diffusaient une lumière crue. Un couple d'Américains occupaient une table voisine de la mienne, elle, blonde avec des lunettes noires, lui, sanglé dans une sorte de smoking écossais. Il fumait un cigare et la sueur dégoulinait le long de ses tempes. J'avais très chaud moi aussi. Le maître d'hôtel m'a salué en anglais et je lui ai répondu dans la même langue. À son attitude protectrice, j'ai compris qu'il me prenait pour un Américain.
Dehors, la nuit était tombée, une nuit étouffante, sans un souffle d'air. Sous les arcades de la rue de Castiglione, je croisais des touristes, américains ou japonais. Plusieurs cars stationnaient devant les grilles du jardin des Tuileries, et sur le marchepied de l'un d'eux, un homme blond en costume de steward accueillait les passagers, micro à la main. Il parlait vite et fort, dans une langue gutturale et s'interrompait, d'un éclat de rire qui ressemblait à un hennissement. Il a fermé lui-même la portière et s'est assis à côté du chauffeur. Le car a filé en direction de la place de la Concorde, un car bleu clair au flanc duquel était écrit en lettres rouges : DE GROTE REISEN ANTWERPEN.
Plus loin, place des Pyramides, d'autres cars. Un groupe de jeunes gens, sac de toile beige en bandoulière, étaient vautrés au pied de la statue de Jeanne d'Arc. Ils faisaient circuler entre eux des baguettes de pain et une bouteille de Coca-Cola dont ils versaient le contenu dans des gobelets en carton. À mon passage, l'un d'eux s'est levé et m'a demandé quelque chose en allemand. Comme je ne comprenais pas cette langue, j'ai haussé les épaules en signe d'impuissance.
Je me suis engagé dans l'avenue qui coupe le jardin jusqu'au pont Royal. Un car de police était à l'arrêt, feux éteints. On y poussait une ombre en costume de Peter Pan. Des hommes encore jeunes, qui portaient tous les cheveux courts et des moustaches, se croisaient, raides et lunaires, dans les allées et autour des bassins. Oui, ces lieux étaient fréquentés par le même genre de personnes qu'il y a vingt ans et pourtant la vespasienne, à gauche, du côté de l'arc de triomphe du Carrousel, derrière les massifs de buis, n'existait plus. J'étais arrivé sur le quai des Tuileries, mais je n'ai pas osé traverser la Seine et me promener seul sur la rive gauche, où j'avais passé mon enfance.
Je suis resté longtemps au bord du trottoir, à regarder le flot des voitures, le clignotement des feux rouges et des feux verts, et, de l'autre côté du fleuve, l'épave sombre de la gare d'Orsay. À mon retour, les arcades de la rue de Rivoli étaient désertes. Je n'avais jamais connu une telle chaleur la nuit, à Paris, et cela augmentait encore le sentiment d'irréalité que j'éprouvais au milieu de cette ville fantôme. Et si le fantôme, c'était moi ? Je cherchais quelque chose à quoi me raccrocher. L'ancienne parfumerie lambrissée de la place des Pyramides était devenue une agence de voyages. On avait reconstruit l'entrée et le hall du Saint-James et d'Albany. Mais, à part ça, rien n'avait changé. Rien. J'avais beau me le répéter à voix basse, je flottais dans cette ville. Elle n'était plus la mienne, elle se fermait à mon approche, comme la vitrine grillagée de la rue de Castiglione devant laquelle je m'étais arrêté et où je distinguais à peine mon reflet.
Des taxis attendaient, et j'ai voulu en prendre un pour faire une grande promenade à travers Paris et retrouver tous les lieux familiers. Une appréhension m'a saisi, celle d'un convalescent qui hésite à se livrer à des efforts trop violents les premiers jours.
Le concierge de l'hôtel m'a salué en anglais. Cette fois-ci, j'ai répondu en français et il en a paru surpris. Il m'a tendu la clé et une enveloppe bleu ciel.
– Un message téléphonique, monsieur...
J'ai ouvert les rideaux de velours et les deux battants de la porte-fenêtre. L'air était encore plus chaud dehors que dans la chambre. Si l'on se penchait au balcon on voyait, à gauche, la place Vendôme noyée de pénombre et tout au fond les lumières du boulevard des Capucines. De temps en temps un taxi s'arrêtait, les portières claquaient et des bribes de conversations en italien ou en anglais montaient jusqu'à moi. De nouveau, j'ai eu envie de sortir et de me promener, au hasard. À cette même heure quelqu'un arrivait à Paris pour la première fois et il était ému et intrigué de traverser ces rues et ces places, qui, à moi, ce soir, semblaient mortes.
J'ai déchiré l'enveloppe bleue du message. Yoko Tatsuké avait téléphoné à l'hôtel en mon absence et, si je voulais le joindre, il serait demain, toute la journée, au Concorde-Lafayette de la porte Maillot.

J'ai été soulagé qu'il me donne rendez-vous très tard pour le dîner, car la perspective de traverser Paris de jour, sous ce soleil de plomb, m'accablait. À la fin de l'après-midi j'ai fait quelques pas dehors mais sans quitter l'ombre des arcades. Rue de Rivoli, je suis entré dans une librairie anglaise. Au rayon « detective-stories », j'ai remarqué l'un de mes livres. Ainsi on trouvait à Paris la série des Jarvis d'Ambrose Guise. Et comme la photographie de l'auteur qui ornait la jaquette de ce livre était très sombre, je me suis dit que personne, ici, en France, parmi ceux qui m'avaient rencontré jadis, ne saurait jamais que cet Ambrose Guise c'était moi.
J'ai feuilleté le livre avec l'impression d'avoir abandonné Ambrose Guise de l'autre côté de la Manche. Vingt années de ma vie étaient, d'un seul coup, abolies. Ambrose Guise n'existait plus. J'étais revenu au point de départ, dans la poussière et la chaleur de Paris.
Au moment de rentrer à l'hôtel, une angoisse m'a contracté l'estomac : on ne revient jamais au point de départ. Quel témoin se souvenait encore de ma vie antérieure, du jeune homme qui errait à travers les rues de Paris et s'y confondait ? Qui aurait pu le reconnaître dans cet écrivain anglais en veste de toile beige : Ambrose Guise, l'auteur des Jarvis ? Je suis remonté dans ma chambre, j'ai tiré les rideaux et me suis allongé en travers du lit. J'ai feuilleté le journal que l'on avait glissé en mon absence sous la porte. Je n'avais pas lu le français depuis si longtemps que l'angoisse, de nouveau, m'a empoigné, une sorte de vacillement, comme de retrouver des traces de moi-même après une longue amnésie. Je suis tombé, par hasard, au bas d'une page, sur une rubrique où était dressée la liste des promenades et conférences du lendemain :
La tour Eiffel. 15 h. Rendez-vous : pilier nord.
Curiosités et souterrain de la montagne Sainte-Geneviève. 15 h. Rendez-vous : métro Cardinal-Lemoine.
Le vieux Montmartre. 15 h. Rendez-vous : métro Lamarck-Caulaincourt.
Cent tombeaux divers à Passy. 14 h. Rendez-vous : angle avenue Paul-Doumer et place du Trocadéro. Jardins du vieux Vaugirard. 14 h 30. Rendez-vous : métro Vaugirard.
Hôtels du Marais nord. Rendez-vous : sortie du métro Rambuteau. 14 h 30.
Aspects méconnus du canal de l'Ourcq : le pont levant de la Villette et les entrepôts quai de la Loire. 15 h. Rendez-vous : angle rue de Crimée, quai de la Loire.
Hôtels et jardins d'Auteuil. 15 h. Rendez-vous : métro Michel-Ange-Auteuil.
Durée 1 h 45. (Présence du Passé.)
Demain, j'aurais toujours la ressource d'aller à l'un de ces rendez-vous si je me sentais trop seul dans ce Paris caniculaire. Mais c'était l'heure de rejoindre Tatsuké. Il faisait nuit. Le taxi remontait les Champs-Élysées. J'aurais dû suivre le chemin à pied, me mêler à la foule des promeneurs et entrer au Café des Sports de l'avenue de la Grande-Armée où je me serais laissé bercer par les conversations des lads et des mécanos. J'aurais repris peu à peu contact avec Paris. Mais à quoi bon ? Il fallait désormais considérer cette ville comme n'importe quelle autre ville étrangère. La seule raison de ma présence ici était le rendez-vous que m'avait fixé un Japonais. Et de toute manière, je venais de m'apercevoir, à l'instant où le taxi s'engageait boulevard Gouvion-Saint-Cyr, que le Café des Sports n'existait plus. On avait construit à son emplacement un immeuble en verre bleuté.
À la réception du Concorde j'ai demandé M. Yoko Tatsuké. Il m'attendait au « restaurant » du dix-septième étage. L'ascenseur glissait dans un silence d'ouate. Un hall tendu d'une moquette orange. Une inscription en lettres d'or courait sur le mur d'acier : « PIZZERIA PANORAMIQUE FLAMINIO », et une flèche indiquait la direction à prendre. Des haut-parleurs invisibles diffusaient une musique d'aéroport. Le garçon en veste bordeaux m'a indiqué une table, au fond, près de la baie vitrée.
Je me trouvais en présence d'un Japonais distingué au costume gris. Il s'est levé et m'a salué en hochant la tête. Il portait de temps en temps un fume-cigarette à ses lèvres et m'observait avec un sourire dont je me demandais s'il était ironique ou amical. La musique d'aéroport jouait en sourdine.
Mr. Tatsuké, I presume ? lui ai-je dit.
– Pleased to meet you, Mr. Guise.
Le garçon est venu nous apporter la carte et Tatsuké lui-même a fait la commande dans un français très pur :
– Deux salades Flaminio, deux pizzas siciliennes et une bouteille de chianti. Les salades Flaminio bien assaisonnées, n'est-ce pas ?
Puis se tournant vers moi, il m'a dit :
– You can trust me.. It's the best pizzeria in Paris... I am fed up with french cooking... I'd like something different for a change... You would surely prefer a french restaurant ?
– Not at all.
– Yes... I was wrong... I should have taken you to a french restaurant... You probably are not used to french restaurants...
Il avait prononcé cette dernière phrase sur un ton de supériorité et de lassitude, comme s'il s'adressait à un vulgaire touriste auquel il aurait dû montrer « Paris By Night ».
– Ne vous inquiétez pas, mon vieux, j'aime bien les pizzas, lui ai-je dit brutalement, en français, et j'avais retrouvé, intact, après tant d'années, l'accent de mon village natal : Boulogne-Billancourt.
Le fume-cigarette lui a glissé des mains et le bout incandescent commençait à brûler la nappe, mais il ne s'en apercevait pas tant il avait été surpris de m'entendre.
– Tenez, mon vieux, avant que ça crame, lui ai-je dit, en lui tendant le fume-cigarette.
Cette fois-ci, je discernais une ombre d'inquiétude dans son regard.
– Vous... vous parlez très bien français...
– Mais vous aussi...
Je lui ai souri, gentiment. Il a paru flatté et s'est détendu peu à peu.
– J'ai travaillé pendant cinq ans, en France, dans une agence de presse, m'a-t-il dit. Et vous ?
– Oh, moi...
Les mots ne venaient pas et il a respecté mon silence. On nous servait les salades Flaminio.
– You like it ? m'a-t-il demandé.
– Beaucoup. Cela me ferait plaisir si nous continuions à parler français.
– Comme vous voulez.
Apparemment, il était décontenancé que je sache si bien parler français.
– Vous avez eu une bonne idée de me donner rendez-vous à Paris, lui ai-je dit.
– Ce n'était pas trop compliqué pour vous ?
– Pas du tout.
– Ma maison d'édition m'envoie souvent à Paris. Nous traduisons beaucoup de livres français.
– Je vous remercie de pouvoir parler français avec vous.
Il s'est penché vers moi et m'a dit d'une voix douce :
– Mais enfin, monsieur Guise, c'est la moindre des choses... Le français est une si belle langue...
La musique s'était tue. Autour d'une grande table, près de l'entrée du restaurant, un groupe de Japonais, debout, portaient un toast en levant par saccades successives leurs coupes de champagne. Avec leurs lunettes, leurs corps trapus et leurs cheveux ras, ils semblaient appartenir à une autre race que celle de Tatsuké.
– Les Japonais ont un faible pour Paris, m'a-t-il dit pensif, en tapotant son fume-cigarette contre le bord du cendrier. Figurez-vous, monsieur Guise, qu'à l'époque où je vivais ici, j'ai été marié à une charmante Parisienne. Elle tenait un institut de beauté... Malheureusement, quand j'ai dû retourner au Japon, elle n'a pas voulu me suivre... Je ne l'ai plus revue. Elle se trouve encore quelque part là-dedans, au milieu de toutes ces lumières...
Il penchait la tête et regardait, à travers la baie vitrée, Paris dont nous dominions presque toute la rive droite : à proximité de nous était fixée à un trépied une longue-vue comme on en trouve dans les lieux touristiques mais il n'était pas besoin d'y glisser une pièce de monnaie. Tatsuké y colla son œil et la fit tourner sur son pivot. Il effectuait de larges mouvements panoramiques, ou bien déplaçait l'objectif millimètre par millimètre, ou bien le tenait immobile un long moment, sur un point précis. Que cherchait-il ? Sa femme ? Moi, je n'avais pas besoin de cet appareil. Il suffisait de quelques points de repère : la tour Eiffel, le Sacré-Cœur, la Seine, pour que défilent l'enchevêtrement des rues et les façades familières.
– Tenez, monsieur Guise...
Il poussa le trépied vers moi. À mon tour je collai mon œil à l'objectif. Jamais je n'avais eu l'occasion de manier une longue-vue aussi puissante. Je m'attardais sur un café de la place Pereire et distinguais les têtes de tous les clients assis aux tables de la terrasse et même la silhouette d'un chien en faction au bord du trottoir. Je glissais dans la trouée de l'avenue de Wagram. Peut-être pouvais-je apercevoir le toit à pergola de l'hôtel de la rue Troyon où j'avais vécu. Mais non. À partir de la place des Ternes, jusqu'à l'Étoile, l'avenue de Wagram scintillait si fort que, par contraste, ses alentours étaient noyés dans un black-out.
– Avec cette longue-vue, on se promènerait des heures dans Paris. N'est-ce pas, monsieur Guise ?
Nous étions seuls, désormais, dans la salle de restaurant. J'avais repoussé la longue-vue et contemplais Paris derrière la baie vitrée. Cette ville me paraissait soudain aussi lointaine qu'une planète scrutée d'un observatoire. En bas, c'étaient les lumières, le vacarme, la nuit étouffante de juillet, alors qu'ici, la trop grande fraîcheur de l'air climatisé me faisait claquer des dents et qu'il régnait une demi-pénombre et un silence que troublait à peine le tapotement du fume-cigarette de Tatsuké contre le cendrier.
– Mesdames et messieurs, nous sommes en train de survoler Paris...
Il avait imité la voix d'un steward de compagnie aérienne, mais son visage était empreint d'une expression de tristesse qui me surprit.
– Maintenant, il faut que nous parlions affaires, monsieur Guise...
D'une serviette de cuir, au pied de son fauteuil, il sortit plusieurs feuillets.
– Voici les contrats que vous devez signer... Texte japonais et traduction anglaise... Mais vous êtes déjà au courant de tout cela... Vous pouvez signer les yeux fermés...
Il s'agissait de trois choses différentes : l'achat des droits des Jarvis pour une série de romans-photos et un feuilleton télévisé ; enfin, la commercialisation de certains épisodes des Jarvis sous forme de jouets, de costumes et d'accessoires divers pour la chaîne des prisunics « Kimihira » de Tokyo.
– J'avoue, monsieur Guise, que je ne comprends pas très bien l'engouement de mes compatriotes japonais pour vos livres...
– Moi non plus.
Il me glissa entre les doigts un stylo de platine. Je paraphai chaque page des contrats. Puis il me tendit un chèque bleu pâle aux caractères gothiques roses.
– Voilà, me dit-il. Pour ces trois opérations, j'ai pu obtenir quatre-vingt mille livres d'à-valoir.
Je pliai distraitement le chèque en deux. Il enfouit les contrats dans sa serviette dont il tira la fermeture Éclair d'un mouvement sec.
– Tout est réglé, monsieur Guise... Vous êtes content ?
– Vous considérez que je fais de la très mauvaise littérature, je suppose ?
– Ce n'est pas de la littérature, monsieur Guise. C'est autre chose.
– Je suis tout à fait de votre avis.
– Vraiment ?
– Quand j'ai commencé il y a vingt ans à écrire la série des Jarvis, il ne s'agissait pas pour moi de faire de la bonne ou de la mauvaise littérature, mais de faire tout simplement quelque chose. Le temps pressait.
– Il n'y a rien de déshonorant à cela, monsieur Guise. Vous marchez sur les traces de Peter Cheyney et de Ian Fleming.
Il me présenta une boîte à cigarettes en or dont le fermoir était incrusté de brillants.
– Non merci. Je ne fume plus depuis que j'ai commencé à écrire.
– Mais pourquoi parlez-vous si bien français ?
– Je suis né en France et j'y ai vécu jusqu'à l'âge de vingt ans. Ensuite, j'ai quitté la France et j'ai commencé à écrire en anglais.
– Et ce n'était pas trop difficile pour vous d'écrire en anglais ?
– Non. Je connaissais bien l'anglais. Ma mère était anglaise. Elle vivait depuis longtemps à Paris. Elle avait été girl dans différents music-halls.
– Votre mère était... girl ?
– Oui. Elle était même l'une des plus jolies girls de Paris...
Il fixait son regard sur moi, un regard empreint d'inquiétude et de pitié.
– Je suis très heureux que vous m'ayez donné rendez-vous dans ma ville natale, lui ai-je dit.
– Il aurait été plus simple que je vous envoie les contrats et le chèque à Londres par la poste...
– Non, non... Il fallait bien que je trouve un prétexte pour revenir à Paris... Cela faisait vingt ans que je n'avais pas mis les pieds à Paris...
– Mais pour quelle raison avez-vous quitté la France ?
J'ai cherché une maxime, une formule d'ordre général qui me permettrait d'éluder la question.
– La vie est une succession de cycles... Et de temps en temps, on revient à la case « départ ». Depuis que je suis à Paris, j'ai l'impression qu'Ambrose Guise n'existe plus.
– Vous avez encore de la famille à Paris ?
– Plus personne.
Il a hésité un instant, comme s'il craignait de dire une bêtise.
– En somme, vous vouliez faire un pèlerinage ?...
Il avait prononcé cette phrase sur un ton cérémonieux et je me demandai s'il ne se moquait pas gentiment de moi.
– Cela pourrait fournir la matière d'un livre de souvenirs, lui ai-je dit. Un livre qui s'appellerait : « Jarvis à Paris. »
– Ce serait votre Jarvis numéro combien ?
– Mon neuvième.
– J'ignore s'il intéresserait mes compatriotes japonais autant que les autres Jarvis mais vous devriez l'écrire. Personnellement, j'ai toujours aimé les autobiographies.
– Il s'agirait d'une sorte de portrait de l'artiste par lui-même, ai-je dit en tâchant de garder mon sérieux.
– Très intéressant, monsieur Guise.
– Si j'écrivais ce livre, ce serait en français, bien entendu.
– Alors, croyez que je serais l'un de vos lecteurs les plus attentifs, m'a-t-il dit en inclinant légèrement la tête avec une élégance sèche de samouraï.
Il a regardé son bracelet-montre.
– Minuit... Je vais être obligé de vous quitter... Il faut encore que je rédige un rapport pour ma maison d'édition... Et je dois prendre l'avion demain à sept heures du matin pour Tokyo...
Nous avons traversé la salle de restaurant vide. Nos pas s'enfonçaient dans la moquette.
– Je vous accompagne, m'a dit Tatsuké.
L'ascenseur s'arrêtait à chaque étage, les deux battants s'ouvraient sur le même palier et le même couloir interminable. Alors, Tatsuké pressait le bouton du rez-de-chaussée, craignant sans doute que nous ne remontions aux étages supérieurs et glissions de haut en bas, jusqu'à la fin des temps. Mais il avait beau presser ce bouton, l'ascenseur restait immobile quelques minutes encore dans l'attente de clients qui ne venaient jamais. Et chaque fois le couloir désert s'enfonçait devant nous à perte de vue avec sa moquette orange, ses murs d'acier satiné, les portes des chambres en laque noire...
Au rez-de-chaussée, sur les banquettes du hall, deux groupes de touristes étaient assis : une vingtaine d'Allemandes d'une quarantaine d'années et le même nombre de Japonais, des hommes du même âge, vêtus de costumes sombres. Ils s'observaient les uns les autres en chiens de faïence et portaient chacun à leur cou, comme des laisses, un carton où étaient imprimées en rouge les lettres : R.M.
– Vous savez ce que R.M. veut dire ? me demanda Tatsuké. « Rencontres mondiales »... C'est un organisme touristique qui se charge de faire se rencontrer des groupes de touristes à Paris, dans cet hôtel, au mois de juillet... Un nombre toujours égal d'hommes et de femmes...
Il m'avait pris le bras.
– Chaque soir, deux nouveaux groupes arrivent ici, dans le hall... Hommes et femmes... D'abord ils s'observent... Et puis peu à peu, la glace se brise... Ils forment des couples... Regardez... Ils ont toute la nuit pour lier connaissance. J'ai assisté à des scènes très curieuses au bar... Une forme de tourisme originale, vous ne trouvez pas ?
L'un des Japonais quittait son groupe et se dirigeait cérémonieusement vers celui des Allemandes, comme s'il était chargé par les autres d'une mission de plénipotentiaire. À son tour l'une des Allemandes s'avançait vers lui.
– Vous voyez ? Le processus est enclenché... Chaque homme possède la photo de sa future compagne... et réciproquement... Tout à l'heure, ils vont se mélanger les uns aux autres. Et avec leurs photos à la main, tâcher de se reconnaître... Il se passe des choses étranges, au mois de juillet, à Paris, non ?
Il me serrait le bras en me guidant vers la sortie de l'hôtel.
– Vous comptez rester quelques jours ici ? m'a-t-il dit.
– Je ne sais plus... Il fait trop chaud et j'ai l'impression d'être un touriste parmi les autres...
Brusquement, j'avais peur d'être seul et je n'osais pas lui demander de prendre un dernier verre avec moi.
– Si ce retour à Paris peut vous inspirer, tant mieux... Votre idée d'écrire des souvenirs me plaît beaucoup...
– Je vais essayer, lui ai-je dit d'une voix blanche.
À la sortie de l'hôtel, la chaleur m'a paru encore plus étouffante. Je serais volontiers resté quelque temps encore dans la fraîcheur de l'air conditionné. Je pouvais à peine respirer.
– Le problème, lui ai-je dit, c'est que je ne connais plus personne ici.
– Je comprends votre état d'esprit... Moi aussi, depuis que ma femme m'a quitté, j'ai l'impression que Paris n'est plus la même ville que celle où j'ai vécu...
Une rangée de taxis attendait devant l'hôtel. La perspective d'entrer, seul, dans l'un d'eux et de retrouver ma chambre, rue de Castiglione, m'accablait autant que la chaleur.
– Vous feriez peut-être mieux de prendre l'avion demain matin... Comme moi... C'est idiot de faire des pèlerinages dans les lieux où l'on a vécu... Moi, par exemple, j'évite toujours la rue des Mathurins où ma femme tenait son institut de beauté... Vous comprenez ?
Il ouvrit la portière d'un taxi et m'y poussa d'une légère pression de la main contre mon épaule. Je me laissai tomber sur la banquette.
– Je suis content de vous avoir remis en main propre vos contrats... Mais quittez Paris le plus vite possible... Je crois vraiment que c'est malsain pour vous de rester là... Écrivez un nouveau Jarvis... Je vous fais confiance, monsieur Guise...
Il ferma la portière. Le taxi s'arrêta au feu rouge et je contemplai Tatsuké à travers la vitre. Il se tenait au bord du trottoir, très droit, une main dans la poche de sa veste, le visage impassible. Quelle chose étrange de me retrouver après vingt ans dans cette ville, seul, par une nuit torride de juillet et sans pouvoir détacher mon regard d'un Japonais en costume clair.

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01/03/2015 192 pages 7,00 €
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