Pour F. C.
« Rendre l’autre fou est dans le pouvoir de chacun. L’enjeu en est l’extermination, le meurtre psychique de l’autre, de telle sorte qu’il n’échappe pas à l’amour. »
Pierre Fédida
« Comme d’autres par la tendresse,
Sur ta vie et sur ta jeunesse,
Moi, je veux régner par l’effroi. »
Baudelaire
Obtenir ce carnet fut difficile.
J’ai été retorse en matière d’idées pour en finir avec mes jours.
On me sert à boire dans un gobelet en plastique d’une solidité à toute épreuve – j’ai testé en le balançant un jour contre la fenêtre. Un gobelet de bébé, en fin de compte, comme celui que j’avais, toute jeune, avec Winnie et Porcinet. Les couverts qui accompagnent mon plateau sont aussi en plastique. Rien ne peut couper, trancher, dans le vif. C’est une chambre sécurisée, avec des objets sûrs, passés au peigne fin – des angles de chaque meuble aux produits de toilette de la salle de bain.
J’ai bien dit à maman :
– Je veux un beau carnet.
J’ai insisté sur l’adjectif. Beau.
Elle ne s’est pas fichue de moi.
Il faut dire que c’était le premier désir que j’exprimais depuis longtemps, un truc qui ressemble à la vie, quoi, une vie qui va de l’avant.
D’ailleurs, ce n’est pas vraiment un carnet, plutôt un livre, relié, avec une couverture de dorure et d’oiseau bleu majestueux, collection page d’écriture – un livre vierge. Toutes les feuilles, d’un jaune pâle, ne demandent qu’à être noircies, qu’on leur raconte une histoire.
Ce sera mon histoire.
Celle que je ne confierai pas au docteur Lacasse, à qui je n’ai aucune envie de parler, tout spécialiste et blouse blanche qu’il est, assis derrière son bureau en acajou qui en a vu tant d’autres.
Je ne dirai rien d’essentiel non plus à mes parents, aux amies que je n’ai plus.
Je vais rester muette comme une tombe, j’enterre (ou j’en taire) mes maux dans le carnet.
On m’a donné, après avis du docteur Lacasse, le commandant en chef de la sécurité, un stylo – feutre bleu à la mine souple –, une mine qui se briserait plutôt qu’elle ne s’enfoncerait dans une veine comme l’aiguille d’une seringue. Je l’ai dit, je suis retorse. J’ai été tordue, dans tous les sens, comme poupée de chiffon. Mais j’étais de chair et d’os. Ça laisse forcément des séquelles.
On ne plâtre pas l’esprit – on peut bien lui donner des pilules pour le ralentir, on ne l’immobilise jamais tout à fait. Plus depuis qu’on ne pratique plus la lobotomie ou l’électrocution comme thérapie. Peut-être que si on plaçait des attelles à la souffrance morale, au cœur en morceaux, à l’âme émiettée après une fracture ouverte, tout serait plus simple. Mais on n’a pas encore appris à faire ça.
Le docteur Lacasse dit qu’il faut « parler ». Et peut-être parce qu’il m’a dit de parler, je ne dirai rien, j’écrirai tout. Par plaisir de ne pas lui obéir. Parce que je ne veux plus obtempérer, jamais. Personne encore ne semble l’avoir compris, mais c’est ainsi que je vais me reconstruire. Je vais ramasser un à un les morceaux de moi éparpillés au sol, les recoller, leur redonner forme humaine. Et je le ferai seule. Car on ne sait jamais entre les mains de qui on met sa vie.
Extraits
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