#Roman francophone

Mourir et puis sauter sur son cheval

David Bosc

Daily Express, septembre 1945 : " Personne ne sait encore pourquoi Sonia A., une artiste espagnole de 23 ans, a chuté mortellement de 80 pieds sur le pavé de Queensway, Bayswater. Hier matin, elle a passé un appel téléphonique depuis l'immeuble.
Quelques minutes plus tard, elle gisait nue et mourante dans la rue. " Sonia cherche à se perdre dans les rues ravagées de Londres, dans la ville rendue à la nuit par le black-out, dans les forêts environnantes, dans les caves à jazz, dans l'emmêlement des corps et dans les méandres de ses propres dessins. Pour- suivant un désir à quoi rien ne saurait répondre, elle amorce un envol qui n'aura pas de fin.
Quand on a vécu son enfance dans une absolue liberté et que l'entrée dans l'âge adulte ne s'est assortie d'aucun harnais, d'aucune obligation ni désir de servir, de consacrer les bonnes heures du jour au travail, aux soins des enfants ou des animaux, alors la faim de liberté se déplace, elle mute, elle trouve aussitôt d'autres murs à quoi se heurter, d'autres insuffisances : la société, bien sûr, la liberté qu'on n'a pas d'y faire ceci, d'y être cela, mais aussi la limitation du corps et la limitation de l'esprit.
Sonia voudrait ne plus avoir de nom, ne plus avoir de langage, ne plus avoir de visage. Elle croit qu'il y a mieux à faire que d'être à son tour une personne et que chacun peut devenir une suite ininterrompue d'événements : par conta- gions et par alliances, en trahissant l'espèce, le genre et la communauté.

Par David Bosc
Chez Editions Verdier

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Genre

Littérature française

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Mourir et puis sauter sur son cheval.

Ossip Mandelstam

Poème de Voronèje,juin 1937

 

Elle dit : Tout n’est pas perdu.

Il dit : En nous ou dans le monde ?

Elle dit : C’est pareil.

JEAN GROSJEANPilate

 

 

La fille respire dans le combiné qu’elle a éloigné de son oreille. Sa lèvre patine doucement sur la bakélite percée de petits trous, son souffle mouille l’étrange poivrière. Elle défait sur le devant les boutons de sa robe. Il fait chaud, elle a chaud, c’est en elle qu’il fait le plus chaud et cette chaleur, elle essaie de lui donner un passage, une échappée ; elle ouvre la bouche en grand, relève les cheveux qui lui couvraient le front ; elle dégage une épaule, libère un bras, la robe glisse sur la soie de la chemise et du jupon.Elle dégrafe la chemise. La chaleur jaillit du plexus, remonte à la gorge, embrase les joues, gagne les tempes : elle flambe. La fille pousse des deux mains le portillon de bois rougeâtre. Elle remonte son jupon jusqu’au-dessus des seins, puis l’ôte brusquement, par le haut, des deux bras elle l’expulse. La fille est nue, blanche, sur le tapis du hall. De la lumière se prend à la sueur de son dos. Elle appuie son front, ses joues l’une après l’autre, à la boule de pierre bleue de la rampe d’escalier. Le concierge la regarde, sidéré. La fille ne le voit pas.

 

La fille se lance à l’assaut des marches, un doigt sur la main courante de bois ciré, elle grimpe, elle court sur la pointe des pieds, elle ascensionne, gire et vire sur le premier palier, elle est plus nombreuse que jamais. La fille est nue, elle flambe, elle incendie la cage d’escalier. Sa chevelure comme une queue de renard. Ce sont les trois cents renards enflammés que Samson lança dans les moissons des Philistins. Ni les portes ni les plaques de cuivre ni la tristesse des paillassons n’arrêtent son regard : elle le lève au sommet du puits, vers le rond de lumière, et tour à tour le plonge dans les fleurs du tapis que retient à chaque marche une baguette de cuivre.

 

La fille à bout de souffle, soulevée par son souffle, atteint le palier du dernier étage, elle donne du poing contre la porte, sans cesser de lever les genoux. Le gros homme au visage large, couleur de mortadelle, ouvre la porte, puis la bouche, la fille nue prononce des paroles sans queue ni tête, elle parle dans ses mains, où se mêlent des mèches de cheveux, elle dit je vais me marier, éclore, je vais me marier, donne-moi une livre, les cloisons tombent. Elle dit que nous ferons avec les oiseaux une race d’immortels, elle traverse l’entrée, toute nue sous les yeux de son père, elle s’engouffre dans le couloir et referme derrière elle la porte de sa chambre. Le gros homme est changé en statue de sel. La bouche ouverte et la main levée.

 

 

Sur la porte de l’atelier de Bedford Gardens, une porte que Sonia n’avait jamais fermée, Luis A., son père, découvrit la ficelle grise et les ronds rouges des scellés. Au-dessous, à dix centimètres des cachets de cire, deux pitons nickelés assujettis d’un cadenas neuf. À la première fenêtre, il appuya des deux mains sur le panneau de carton noir qui avait remplacé, un peu partout, les vitres soufflées par les bombes. Cela céda d’un coup. Une bouteille et des verres à pied furent projetés au sol et se brisèrent. Il entra non sans mal, après avoir repoussé la table sur laquelle il y avait encore un bloc racorni de fromage de Cheddar, un couteau bien trop grand, sa lame comme une équerre, un pain à demi mangé et un journal laissé ouvert pour les épluchures. Le panneau de carton raclé par terre expédia les tessons dans un coin.

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25/08/2022 116 pages 7,50 €
Scannez le code barre 9782378561482
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