#Bande dessinée jeunesse

Mon âme frère

Gaël Aymon

Camille n'a pas pu cacher plus longtemps ses notes en chute libre. Elle est convoquée au lycée avec ses parents et le verdict tombe : un changement d'orientation s'impose. Elle est alors privée de sortie, de téléphone, et surtout empêchée de retrouver Yanis, son petit ami, son âme frère. Camille craque. Le chemin tracé par les adultes lui convient-il vraiment ? Et son histoire d'amour avec Yanis résistera-t-elle à cette épreuve ?

Par Gaël Aymon
Chez Actes Sud Editions

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Genre

12 ans et +

 

JANVIER

 

 

1

 

 

– Bon alors, Camille… C’est bien qu’on puisse se parler cinq minutes parce que, je ne sais pas si tu réalises que là, ça ne va plus du tout. Est-ce que tu t’en rends compte ?

Je hausse les épaules, prise au dépourvu. Je ne pensais pas que le rendez-vous d’orientation démarrerait tout de suite aussi mal. Mme Lepage consulte son ordi.

– Tu te souviens des vœux que tu as formulés avant le premier conseil de classe, fin novembre ?

– Ben oui…

– Il me semble qu’on avait été assez clairs à ce moment-là, non ? On avait déjà noté un petit fléchissement dans plusieurs matières et on t’avait encouragée à te reprendre très vite.

Elle tourne son écran vers moi pour me montrer le graphe de mes notes du premier trimestre, pointant les matières où ma courbe est en dessous de la moyenne de la classe. Elle passe à la courbe de mes derniers résultats :

– Le mois de janvier n’est pas terminé et c’est de pire en pire ! Même en français, j’ai trouvé ton dernier commentaire tout juste médiocre. Je ne te reconnais plus. Qu’est-ce qui t’arrive ?

– J’étais un peu fatiguée ces jours-ci, mais je vais me reprendre.

– Tu envisages quoi pour ton orientation ?

– Ben… toujours pareil. Bac littéraire et prépa…

Mme Lepage étouffe un petit gloussement :

– Oui enfin, prépa… Si tes résultats continuent de suivre la courbe actuelle…

– De toute façon, j’avais pas le niveau en maths…

– Mais il ne suffira pas de t’en sortir vaguement en français ! J’ai fait ce que j’ai pu au dernier conseil de classe pour qu’on ne pousse pas trop vite tes parents à “ouvrir les choix” pour ton orientation mais, vu ton absence quasi totale de travail ce mois-ci, et dans toutes les matières, il faut que tu comprennes que tes plans d’excellence commencent à devenir irréalistes ! L’année va passer très vite, Camille !

J’essuie rapidement une larme que je sens grossir au coin de mon œil.

– Tu peux être une élève brillante quand tu veux. Tu as la chance d’être dans un lycée qui t’offre une voie royale vers les grandes écoles. Tu pourrais nous faire une très bonne prépa littéraire et tu es en train de te torpiller toute seule. C’est la pression ? Quelque chose ne va pas ?

Mon silence lui dit clairement que je veux qu’elle me foute la paix. J’ai envie de partir en courant. Mme Lepage se penche au-dessus de la table qui nous sépare.

– Tu dois absolument te remettre au travail d’arrache-pied, Camille. Il est encore temps. Et je vais te prendre un rendez-vous avec la conseillère d’orientation.

Elle pianote déjà sur son ordi. J’ouvre la bouche mais Mme Lepage coupe toute protestation :

– Et ce n’est pas une punition ! Mme Zitouni est là pour écouter les élèves qui rencontrent des difficultés. Je ne suis pas en train de te diriger doucement vers une voie de garage, je cherche au contraire à ce que tu ne finisses pas par y arriver toute seule !

 

 

2

 

 

– Franchement, je sais pas où j’en serais si je ne t’avais pas dans ma vie…

Yanis me répond d’un sourire en caressant mes cheveux. Il adore mes cheveux. De l’autre main, il attrape son portable qui vient de vibrer. On est là, sur le canapé de sa mère, lui vautré, moi allongée, la joue sur sa cuisse, et je me dis que l’existence serait cool si je pouvais ne la passer qu’avec lui. La télé en fond sonore, je le contemple, son regard à la fois intense et absent rivé sur son téléphone.

– On perd tellement de temps dans cette vie ! Quand je ne suis pas avec toi, je perds mon temps.

Yanis laisse son téléphone pour m’écouter avec attention. Personne d’autre ne m’écoute comme lui. Je fronce les sourcils.

– Ça me fait bizarre que tu ne connaisses rien de ma vie au lycée. J’aimerais parler de toi à tous ceux qui ne te connaissent pas, qu’ils sachent qui tu es, à quel point tu es important pour moi… Si seulement on était restés ensemble, comme au collège ! T’imagines ? C’est trop con que ta mère ait voulu te mettre dans le privé…

– J’aurais jamais été pris dans ton lycée. Moi, ce que j’aime pas, c’est que tu puisses vivre hors de moi. Tu vois ce que je veux dire ? Que, quand je ne suis pas là, tu vives des trucs que je ne vois pas, avec des gens que je ne connais même pas. Ça me rend dingue, des fois. Que tu puisses devenir une autre Camille.

– C’est vrai que je deviens trèèès différente ! J’ai des poils qui poussent partout sur mon corps, des dents et des griffes longues comme ça, et mon visage prend une teinte verdâtre. Si seulement tu pouvais voir ça !

– T’es chiante ! Chaque fois que je veux être sé­­rieux, tu me prends à la légère !

– Mmmh ! Oh oui, Yanis, prends-moi à la légère !

Je me surprends d’avoir été aussi suggestive. Ma voix, mon regard… Mais je n’ai pas pu m’en empêcher. L’ambiance a changé d’un coup. Yanis ne sourit plus, ses yeux brillent et sa respiration tremble un peu. Contre ma joue, sa cuisse s’est réchauffée. C’est fou le pouvoir des mots !

Je résiste à l’envie de me reprendre, de dissiper le malentendu. Parce que je ne veux pas qu’il se dissipe. Et qu’il n’y a pas de malentendu. J’aime avoir provoqué ce moment. J’aime être avec Yanis dans ce trouble-là. J’aime le troubler. Et je commence à rêver à d’autres choses qu’à ses baisers. Alors, je laisse le silence faire résonner ma phrase, la faire grandir, lui donner mille sens, et la répéter à ma place. Puisque jamais je ne ferai autant confiance à quelqu’un, puisqu’on a déjà beaucoup pris notre temps tous les deux, et puisqu’on est seuls.

Je me redresse pour m’asseoir face à lui. Je continue à sourire. Pourtant, je n’en mène pas large mais je ne veux pas le décourager. Yanis passe à nouveau ses doigts dans mes cheveux. Je sens que je dois agir. Je pose ma main sur son ventre. Je visais le buste mais mon mouvement a été si maladroit et retenu que j’ai atterri sur le ventre. Affolée par ma propre audace, je soulève un peu son sweat pour glisser mes doigts sur sa peau et je remonte doucement le long de ses côtes, vers le dos. Sa peau est si douce que j’en suis bouleversée. Je pourrais pleurer. Yanis ferme les yeux en frémissant. J’ai l’impression enivrante de prendre le contrôle de son corps. Un corps encore tout entier à découvrir. Mon autre main soulève un peu plus ses vêtements pour dévoiler son torse. Il m’aide, retirant en même temps son sweat et son t-shirt, avec des gestes raides qui trahissent sa peur. Pourtant il n’a aucune raison d’avoir peur. Ce qu’il dévoile pour mes yeux n’est que beauté pure. Toute cette peau brune, ambrée, ces kilomètres de peau devant moi me donnent le vertige.

Yanis rouvre les yeux en me repoussant brusquement. En catastrophe, il se précipite dans un coin de la pièce pour remettre son sweat.

Le claquement de la porte d’entrée me fait comprendre. Sa mère tend la tête depuis le couloir. Elle m’aperçoit avec surprise.

– Tiens, Camille… tu es là ?

Elle vient pour me faire la bise mais son élan se brise en entrant dans le salon. Yanis se tient debout à côté de la télé, les bras ballant bêtement, son sweat enfilé à l’envers. Il improvise un sourire tellement bizarre qu’il fait s’évanouir les dernières chances que sa mère ne se doute de rien. Je suis tétanisée par la gêne. Après une brève inspiration, sa mère force un sourire encore plus crispé que celui de son fils (c’est vrai qu’il lui ressemble !).

– Ça… ça va bien ? J’aurais peut-être dû te prévenir que je rentrais plus tôt, mais bon…

Une voix de petite fille timide sort de ma bouche :

– Bonjour, Delphine. Je… j’allais partir.

Yanis ramasse vite fait le t-shirt en boule qu’il n’a pas eu le temps de remettre. Les lèvres pincées, sa mère file vers la cuisine. J’ouvre la porte d’entrée, ma doudoune et mon sac dans les bras. Je voudrais déjà être dans la rue.

– Bon ben… bonne soirée.

 

 

3

 

 

Mes parents ont plein de vieux CD. Certains étaient même aux parents de ma mère. Ce que j’aime, par rapport aux playlists que je me fais en ligne, c’est qu’aucun algorithme, aucun vendeur d’iPhone n’est là pour surveiller quel genre de trucs j’ai envie d’écouter. Je sélectionne toujours une grande pile, en choisissant au pif, selon la pochette, et je me lance le challenge d’écouter au moins quinze secondes de tous les titres. Parfois je tombe sur quelque chose qui me plaît ou qui me surprend. Le jeu, c’est de trouver les chansons qui parlent le mieux de ce que je ressens ce jour-là. Donc aujourd’hui, challenge “amour et désir joyeux”.

Je me méfie des jugements définitifs sur la vraie bonne musique et sur ce qui serait nul ou commercial. Souvent, c’est du snobisme. Les chanteurs les plus pourris sont parfois les plus justes. J’essaie tout. Pas d’a priori.

 

Yanis : T’es là ?

Camille : Oui

Yanis : Je peux t’appeler ?

Ah là là ! Rien que son nom sur mon écran, et j’ai déjà un sourire idiot sur la figure !

Avec Yanis, on se connaît depuis la cinquième mais ça fait à peine plus d’un mois qu’on a quitté la friendzone. On peut dire qu’on ne s’est pas pressés. Je déteste le mot “sortir ensemble”. On ne sort pas ensemble, on s’approche l’un de l’autre, lentement, progressivement.

– Tu fais quoi ?

– Je cherche une chanson qui me rappelle toi.

Je lance un premier CD et je m’allonge sur le tapis du salon, ma joue contre le téléphone pour remplacer sa cuisse.

– Ta mère a rien dit ?

– Elle avait pas l’air ravie mais on n’a pas parlé. Elle est sortie faire des courses.

– C’est bête alors, on aurait pu continuer ce qu’on avait commencé…

– …

Je repense à sa peau, à ses yeux fermés, à sa respiration. Je me sens heureuse et frustrée. Yanis laisse un long silence. Il y a souvent de très longs silences entre nous au téléphone, comme si on était ensemble pour de vrai et qu’on n’avait pas besoin de toujours se parler.

– Je me rappelle qu’avant, enfin tu vois, quand on était au collège, le soir, je prenais des feuilles et j’écrivais partout “Yanis, je t’aime”, comme si ça pouvait t’atteindre. Ça me fait rire quand j’y repense ! Ensuite, je les déchirais en tout petits morceaux pour que personne ne découvre mon secret. Et puis, souvent, je me disais qu’on allait juste rester amis, ou qu’on finirait par se perdre, et ça me crevait le cœur. Ça paraît tellement loin… Yanis ?… Yanis ?

Il a raccroché ?

 

Camille : T’as raccroché ?

 

La porte de la chambre de ma sœur s’ouvre à la volée. Lise me hurle dessus :

– Tu peux pas baisser le son ou mettre le casque ? J’arrive pas à travailler, moi !

– J’aime pas le casque.

– Et toi, t’as travaillé ou t’es restée à glander sur le tapis depuis que t’es rentrée ?

– T’es pas ma mère.

– Je te pose juste une question. Je te vois pas beaucoup bosser, ces derniers temps.

– Gnagnagna…

– Pauvre fille ! Je me demande ce que tu vas faire de ta vie si tu continues comme ça !

– Je me ferai entretenir par ma sœur ingénieure !

Je mets un nouveau CD en montant le son au maximum pour couvrir sa voix. Lise repart se cloîtrer dans sa chambre, où elle va sûrement bachoter jusqu’au dîner et au-delà. Qu’elle se les garde, son bac scientifique, maths sup et son avenir parfait. Faudrait surtout qu’elle arrête de me surveiller.

 

Yanis : Téléphone pas possible. Ma mère est rentrée, j’étais censé bosser mes maths.

 

Je me rallonge pour lire le second message.

 

Yanis : Sermon sur la con­­fiance, mon avenir et l’abus de téléphone. Je sais pas si on va pouvoir continuer à se voir chez moi le lundi.

Camille : Si on se voit pas le lundi, on va plus jamais se voir !

Yanis : Elle veut appeler tes parents !

 

Ma gorge se serre. Le lustre Habitat oscille légèrement au-dessus moi. J’ai l’impression qu’il va me tomber dessus.

 

Camille : Il faut absolument qu’on trouve un moyen de se voir plus librement, tous les jours !

 

J’attrape le boîtier du CD en train de passer.

 

Camille : Je crois que j’ai trouvé la chanson qui correspond à ce que je ressens pour toi, juste maintenant !

Yanis : C’est quoi ?

Camille : “I feel love”, Jimmy Somerville. Une chanson pleine de lonnnngs soupirs !

 

Je souris en écoutant les gémissements langoureux qui s’accélèrent et j’espère que le cœur de Yanis aussi se met à battre un peu plus vite.

Le son se coupe brusquement. Lise débranche rageusement la chaîne et emporte le câble d’alimentation dans sa chambre en claquant sa porte derrière elle. Je soupire.

Yanis vibre dans ma main.

 

Yanis : Quand je pense à toi, tout mon être chavire et les rats quittent le navire de peur de se noyer dans l’Amoûûûr !

 

 

4

 

 

– Hé ! Tu ne rentres pas dans ma chambre comme ça !

Ma mère ne m’écoute même pas. Elle s’appuie sur mon bureau, juste à côté de moi. Coup de bol, je viens de me mettre à travailler. Elle jette un œil à l’assiette pleine de miettes posée sur mes classeurs.

– Vous avez dîné ?

– J’ai mangé deux croques. Lise a pas bougé de sa chambre. Elle est peut-être morte, je sais pas.

Ma mère ne relève même pas. Elle me tend l’écran de son portable.

– C’est quoi ces notes ?

Je fixe le graphe que la prof m’a déjà montré tout à l’heure.

– 4 en maths, 6 en allemand… et 8 à ton commentaire de français ! Tes trois premières notes depuis la rentrée ! Et je découvre par la même occasion que tu as un rendez-vous dont tu ne nous as jamais parlé avec la conseillère d’orientation !

– Ah, ça ! Tout le monde en a un ! C’est juste un rendez-vous de routine pour faire le point.

Elle a l’air de me croire. Son visage s’éclaircit un peu.

– Bon, j’ai eu peur qu’on en soit à remettre en question ton orientation ! Mais quand même, ces notes, Camille… Qu’est-ce qui s’est passé ?

– J’avoue, je ne m’étais pas assez préparée. J’ai eu un coup de mou après Noël.

Ça ne prendra pas avec mon père mais, avec elle, le profil bas peut fonctionner. Elle consulte mes devoirs sur son téléphone en étouffant un bâillement.

– Tu as fait l’exercice 45 ?

– J’ai tout fini pour demain. Là, je suis sur mon latin pour jeudi. Et si tu ne me laisses pas bosser, je vais encore me coucher à quatre heures et avoir des mauvaises notes à mes éval’ !

– Il va quand même falloir qu’on surveille ton travail d’un peu plus près. Tu comprends que c’est ton avenir qui est en jeu ?

– Vous me le répétez tous les jours ! Tiens, toi aussi tu as du boulot !

– Ben voyons, ma journée n’a pas été assez longue…

Elle prend à contrecœur les documents à signer que je lui tends et quitte ma chambre en les parcourant du regard.

J’ai eu chaud mais j’ai échappé au pire : il n’a pas été question de mes escapades du lundi chez Yanis. Sa mère n’a pas dû appeler mes parents. Mais j’ai quand même intérêt à bien faire semblant de ronfler quand mon père va rentrer.

Mon ventre me fait mal. Je crois que j’ai peur.

*

Yanis : Tu dors ?

Camille : Non. Je fais semblant. Mes parents sont en train de se disputer à propos de moi dans la cuisine. C’est horrible.

Camille : Pourvu qu’on en arrive jamais là, nous deux ! Mon père est tellement égoïste. J’ai peur de devenir comme lui.

Yanis : T’inquiète ! Je te surveillerai et je te dirai de te calmer.

Camille : Merci.

Yanis : C’est incroyable comme on est pareils ! Moi non plus je voudrais jamais ressembler à mon père. Sauf qu’il est pas là, lui au moins !

Camille : Que j’aie pu toucher ton dos nu, tout à l’heure, ça me rend folle rien que d’y penser !

 

Ça me met quand même un peu mal à l’aise d’écrire ça. Yanis m’envoie sa photo, lui aussi tête sur l’oreiller, avec le plus doux des sourires et une truffe de petit chien rajoutée sur l’image.

Nouvelle photo. Le même selfie mais avec un groin de cochon à la place de la truffe. Message codé ? Je souris.

 

 

5

 

 

Quand elle arrive au bout du couloir, je sais tout de suite que je n’ai rien à attendre d’elle. Je n’espérais pas grand-chose mais je ressens quand même une pointe d’amertume et de déception. La conseillère d’orientation marche jusqu’à moi, avec un air presque surpris de me trouver devant la salle où nous avons rendez-vous. Je me lève pour la suivre pendant qu’elle me tient la porte.

 

 

 

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03/10/2018 176 pages 13,90 €
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