#Roman francophone

Les enchanteurs

Romain Gary

Le narrateur, Fosco Zaga, est un vieillard. Hors d'âge. Deux cents ans peut-être. Chargé d'amour, il ne peut pas mourir avant qu'un autre homme aime comme il a aimé, et prenne la relève. Tout a commencé en Russie, sous le règne de la Grande Catherine, où Giuseppe Zaga, le père, exerçait ses talents de magnétiseur, alchimiste, astrologue, et surtout guérisseur de la Grande Catherine. Sa jeune femme Teresina, moqueuse, espiègle, dont le naturel tranche dans cette tribu d'enchanteurs, est à peine plus âgée que Fosco. Et Fosco l'aime d'un amour infini qui l'oblige, deux siècles plus tard, à ressasser ses souvenirs, encore et toujours, pour empêcher Teresina de mourir réellement. Et elle ne meurt pas, comme si la plume de Fosco l'écrivain était parée de tout l'attirail d'illusionniste qu'il avait découvert, avec Teresina, dans un grenier magique de l'ancienne Russie.

Par Romain Gary
Chez Editions Gallimard

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Genre

Littérature française

 

 

 

 

 

 

 

 

Une haute cheminée de pierre grise debout sur ses pattes de lion, une couverture sur les genoux, le cordon de la sonnette à portée de la main, car mon cœur oublie parfois ses devoirs, un petit bonhomme de feu en costume d'Arlequin, jaune, rouge, vert qui danse sur les bûches... Quel est donc mon frère inconnu qui a dit : « Je me suis conservé enfant par refus d'être un homme » ?...

De toutes mes enfances, celle qui m'a toujours prêté sa voix avec le plus d'amitié et sera cette fois encore ma Narratrice, se situe aux environs de 1760, dans notre propriété de Lavrovo, province de Krasnodar, au cœur de ces vieilles forêts russes si propices aux légendes et aux rêveries. Mes premières années furent un long murmure des chênes ; c'est en leur compagnie que j'ai fait mes premiers pas ; il me semble parfois que ce sont eux qui m'ont bercé plutôt que ma nourrice, et qu'ils m'ont plus appris que mes précepteurs. Rien n'enrichit tant l'âme enfantine que tout ce qui donne une chance au mystère et les forêts sans chemins autour de Lavrovo ouvrirent très tôt à mon imagination mille sentiers que je ne devais plus jamais cesser d'explorer. Dès l'âge de six ans, je me mis à les peupler de monstres et d'enchanteurs, à déceler parmi ces ombres épaisses des gnomes et des liéchy, démons forestiers si redoutés des paysans ; je marchais vaillamment contre ces puissances du mal à la tête de mes armées de chênes et nous célébrions ensemble nos victoires en chantant.

– Et qui as-tu encore rencontré aujourd'hui ? demandait parfois mon père, lorsque je revenais affamé à la maison et me gavais de galettes aux confitures qui grésillaient à longueur de journée sur le fourneau de notre cuisinière Evdotia.

J'énumérais vingt-deux dragons rouges, sept nains jaunes aux ailes noires tachetées de vert et une araignée géante armée jusqu'aux dents, tous vaincus en combat singulier.

Mon père acquiesçait gravement.

– C'est bien, disait-il. Mais souviens-toi, plus tard, quand tu seras grand, que les monstres les plus redoutables sont invisibles. C'est justement ce qui les rend si dangereux. Il faut apprendre à les flairer.

Je lui promis de ne jamais être dupe de ruse si grossière.

Le Temps qui, pourtant, ne fait que passer et que mon père me décrivait comme un grand propriétaire terrien, un barine toujours pressé de faire ses récoltes, dédaigne les jeunes pousses trop tendres et les bourgeons à peine éclos : les étés ne semblaient jamais devoir finir. A la mi-septembre, je retrouvais notre belle mais froide maison à Saint-Pétersbourg, l'ancien palais Okhrennikov, dans le quartier de la Moïka, non loin de la statue du cavalier de bronze qui devait inspirer à Pouchkine un de ses plus beaux poèmes.

Nous étions d'une famille de saltimbanques vénitiens qui avait fait souche en Russie à l'époque où Pierre le Grand ouvrait la Moscovie aux lumières de l'Occident. Mon grand-père Renato Zaga était arrivé de Venise avec pour tout bien un singe savant, quelques saintes reliques, un costume d'Arlequin et cinq piegeni, ces masses creuses en bois en forme de bouteilles qu'utilisent encore aujourd'hui les jongleurs. Il avait dû quitter Venise précipitamment, fuyant les foudres de l'Inquisition, et voici dans quelles circonstances. Vers l'âge de quarante-cinq ans, ayant connu une carrière fort honorable dans les petites troupes de commedia dell'arte et sur les tréteaux des foires, soit que son adresse de jongleur et de danseur de corde ne lui suffît plus comme mode d'expression artistique, soit sous l'effet de quelque crampe au cerveau, il se mit à prédire l'avenir, ce qui était alors chose courante chez les charlatans du broglio mais eut dans le cas de mon grand-père de bien fâcheuses conséquences. La Sérénissime République, si elle passait tout au divertissement, ne pardonnait rien au sérieux ; or, il se trouve que mon aïeul, sans doute par le jeu du hasard ou sous l'effet de quelque tare congénitale d'authenticité fatale aux illusionnistes, au lieu de la bailler belle dans ses lectures d'avenir, se mit à annoncer des événements qui se produisaient vraiment. Il prophétisa ainsi la perte de seize galères coulées par le Turc au large de Candie ; la chute désastreuse du prix des épices due à la concurrence des Portugais ; la grande peste de 1707 et tous les malheurs qui commencèrent à s'abattre d'année en année sur la Sérénissime. De là à l'en tenir responsable, il n'y avait qu'un pas que la Seigneurie n'hésita pas à franchir, toujours soucieuse d'offrir au bon peuple un bouc émissaire, et mon grand-père Renato ne dut d'échapper à une triste fin qu'à ce même flair qui lui avait valu tous ses ennuis. Par une belle nuit de lune, alors que, le bonnet sur l'œil, il s'assoupissait déjà sous ses trois étages de duvet et flattait agréablement l'oreille de Morphée par ses premiers ronflements, il se vit soudain suspendu le long du campanile, dans une de ces cages funestes où l'on laissait mourir de faim et de froid les ennemis de la République. Réveillé en sursaut par cette vision peu attrayante, mon grand-père poussa un hurlement, bondit hors du lit, saisit son sac de baladin, son petit singe Abraham et les reliques de saint Jérôme, saint Marc, saint Cyprien et sainte Puce qu'il faisait fabriquer à Chioggia pour les vendre aux pèlerins, ouvrit la fenêtre et, de toit en toit, parvint au Rialto, où il put se glisser sur la barque des drapiers westphaliens qui le mena à Udine. De foire en foire, il échoua à Dresde, où il eut la bonne fortune de se faire engager comme barbier par le flûtiste Jean-Marie Dodelin, qui se rendait à la Cour de Russie. Parvenu dans ce pays où la civilisation resplendissait de tous les attraits de l'ouï-dire, mon grand-père Renato, avec ce don d'improvisation et cette souplesse dont notre tribu a toujours fait preuve à travers son histoire, se mit au goût du jour et se présenta partout comme « philosophe, lecteur assidu de signes célestes et docteur licencié ès toutes connaissances de l'université de Bologne ». Je copie ces titres intéressants dans le journal du marchand Rybine de Moscou, qui parle à plusieurs reprises de mon grand-père avec admiration et qui s'exclame à un moment, après une séance d'étude consacrée à la lecture d'avenir : « Que de fruits merveilleux sont tombés à nos pieds de l'arbre du savoir grâce au vent de l'esprit qui souffle de l'Occident ! »

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25/05/1973 394 pages 26,00 €
Scannez le code barre 9782070285495
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