#Roman francophone

Le testament d'un poète juif assassiné

Elie Wiesel

De la Russie à l'Allemagne, l'Espagne et la Palestine, à travers un siècle marqué par la violence - pogroms, nazismes, guerres -, voici le destin d'un jeune poète juif qui voulait ensemble vivre sa foi et son idéal communiste. Rêve fou qui s'effondrerait dans le silence et la mort s'il n'y avait ce rire qui soudain s'élève, libérateur et chargé d'espoir.

Par Elie Wiesel
Chez Seuil

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Editeur

Seuil

Genre

Littérature française (poches)

Qu’est-ce que la vie d’un homme ? Une ombre. Mais quelle ombre ? Celle, immuable, d’un bâtiment ? Ou celle d’un arbre qui survit aux saisons ? Non, la vie d’un homme se compare à l’ombre d’un oiseau en plein vol : à peine aperçue, déjà elle est effacée.

Le Talmud

Il était une fois un pays qui renfermait tous les pays du monde ; et dans ce pays il y avait une ville qui incorporait toutes les villes du pays ; et dans cette ville il y avait une rue qui réunissait en elle toutes les rues de la ville ; et dans cette rue il y avait une maison qui abritait toutes les maisons de la rue ; et dans cette maison il y avait une chambre, et dans cette chambre il y avait un homme, et cet homme riait, riait, et nul n’avait jamais ri comme lui.

Rabbi Nahman de Bratzlav

J’ai rencontré Grisha Paltielovitch Kossover à l’aéroport de Lod, un après-midi de juillet 1972. Un appareil venait d’atterrir et roulait sur la piste. Dehors, les groupes d’accueil — parents, amis, correspondants — cessèrent de bavarder : ils n’étaient plus qu’attente. Ici, les retrouvailles n’effacent pas le passé, un passé fait d’arrachement, d’absence, de nostalgie.

Je me suis souvent rendu à Lod pour assister au plus étonnant rassemblement d’exilés des temps modernes. Ces hommes et ces femmes, je les avais découverts là-bas, au royaume du silence et de la peur. Si je leur avais annoncé que, quelques années plus tard, je viendrais les accueillir sur la terre de nos ancêtres, ils m’auraient rabroué d’un air chagrin : « Ne vous moquez pas de nous, ami ; les fausses espérances font mal, vous savez. »

Dans la mêlée, il m’arrive de discerner un jeune étudiant ou une pionnière avec qui j’avais chanté et dansé, le soir de Simhat-Torah, devant la grande synagogue de Moscou. Un cordonnier de Kiev a éclaté en pleurs en m’apercevant. Un universitaire de Leningrad m’a embrassé comme si j’étais son frère perdu et retrouvé ; et j’étais ce frère.

J’aime Lod à l’heure où arrivent les Juifs russes. Ils ont une façon bien à eux de poser pied à terre. On dirait qu’ils attendent un signal, un ordre : ils n’osent pas avancer. Pendant un moment interminable ils restent là, devant l’appareil, à scruter le ciel bleu strié de nuages ; ils écoutent les bruits étouffés venant des bâtiments officiels ; ils regardent et regardent et ne font que regarder, cherchant la preuve que cette réalité existe et qu’ils en font bien partie. Pas de scènes, pas d’effusion, pas encore. Dans une heure peut-être, dès que le premier couple sera soudé, dès que le père et le fils, l’oncle et le neveu, les compagnons de camp et de lutte se seront reconnus. Pour l’instant, les deux blocs restent distincts. Tendus, nerveux, les immigrants se contrôlent : ils ne crient pas, n’appellent pas, pas encore. Ils font silence en eux-mêmes avant de verser la première larme, avant de prononcer la première bénédiction. Ils ont peur. Peur de brusquer les choses ou de les faire mentir. On dirait qu’ils réclament la peur : elle les rattache à un passé, une dernière fois avant qu’ils ne le répudient.

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01/09/1995 328 pages 7,60 €
Scannez le code barre 9782020257282
9782020257282
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