1971
Dès le début j’ai cru tout ce qu’on me disait, même les plus purs mensonges, sur la façon dont je devais me tenir, en dépit de mes propres penchants. A l’âge où les petites filles nigérianes étaient des pros du ten-ten, le jeu où l’on doit taper des pieds en rythme et essayer de surprendre les autres avec de brusques mouvements de genoux, ce que je préférais, c’était m’asseoir sur la jetée et faire semblant de pêcher. Le pire, c’était d’entendre la voix de ma mère qui criait par la fenêtre de la cuisine : “Enitan, viens m’aider.”
Je rentrais en courant. Nous vivions au bord de la lagune de Lagos. Notre cour faisait environ un demi-hectare, et était entourée par une grande palissade qui glissait ses échardes dans les doigts insouciants. Je jouais tranquillement sur la rive ouest, car la rive est bordait les mangroves du parc Iyoki et une fois j’avais vu un serpent d’eau passer devant moi en ondulant. La chaleur, cette chaleur, c’est ce dont je me souviens en repensant à ces jours-là, un soleil dégoulinant et de rares brises. En début d’après-midi, on mangeait et on faisait la sieste : déjeune copieusement et dors comme un ivrogne. En fin d’après-midi, après avoir fait mes devoirs, j’allais sur la jetée, un tout petit embarcadère en bois que je pouvais arpenter en trois pas si je faisais des enjambées assez longues pour sentir les muscles de mes cuisses s’étirer.
Je m’asseyais au bout, là où c’était couvert de coques, j’attendais que l’eau clapote à mes pieds, et je lançais ma ligne, tendue entre une branche d’arbre et le bouchon d’une bouteille de vin abandonnée par mon père. Parfois des pêcheurs approchaient, ramant en rythme, et j’adorais ça, plus encore que les tripes frites ; leur peau brûlée, couverte de sel et desséchée par le soleil, presque grise. Ils parlaient avec ce roucoulement des insulaires, leurs vocalises fusaient d’un canoë à l’autre. Jamais je n’ai eu envie de sauter dans la lagune comme eux. Elle sentait le poisson cru, elle était d’un marron sale qui, j’en étais sûre, avait un goût de vinaigre. En plus tout le monde savait que les courants pouvaient emporter les nageurs. Généralement les corps remontaient à la surface quelques jours après, gonflés, raides et pourris. C’est vrai.
Pas que je rêvais d’attraper des poissons. Ils frétillaient trop, et je ne me voyais pas regarder un autre être vivant suffoquer. Mais mes parents avaient envahi tous les autres endroits avec leurs disputes, leurs impardonnables débordements. Les murs ne m’épargnaient pas leurs cris. Un oreiller écrasé sur ma tête ne suffisait pas. La jetée était donc mon territoire, jusqu’au jour où ma mère décida qu’elle devait être démolie.
Le prêtre de son Eglise avait eu une vision : des pêcheurs entreraient par effraction dans notre maison, ils viendraient la nuit, labalaba. Ils n’auraient pas d’armes, yimiyimi. Ils voleraient des objets de valeur, tolotolo.
Extraits
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