#Roman étranger

Le faste des morts

Kenzaburô Oé

Les trois nouvelles rassemblées dans ce recueil appartiennent à la première période littéraire de Kenzaburô Oé. Elles ont pour protagonistes de jeunes ou très jeunes gens confrontés à une situation extrême, exprimée en termes métaphoriques ou réalistes, sexuels, psychologiques ou politiques. C'est dans une morgue, une maison de redressement, une famille en décomposition, un lycée et un groupuscule d'extrême droite que se développe cette violence, sous des formes diverses : la mort, la nausée, la mauvaise foi, la manipulation, la culpabilité règnent et brouillent l'univers mental des jeunes anti-héros. Publié en août 1957, "Le faste des morts" a lancé la carrière de l'auteur qui n'avait alors que vingt-deux ans et faisait preuve d'une maîtrise surprenante, associée à une véritable vision du monde: à ce titre, il est resté comme un repère essentiel de son œuvre. " Le ramier" fut publié quelques mois plus tard, en mars 1958. Il met en scène un groupe d'adolescents incarcérés dans une maison de redressement et décrit les rapports de force, d'humiliation, de fascination et de domination sexuelle qui se tissent entre les jeunes délinquants en milieu clos. Enfin, "Seventeen " parut en janvier 1961. Décrivant la psychologie d'un tout jeune homme que la frustration sexuelle et les complexes conduisent à s'engager dans l'extrême droite, cette nouvelle au ton parodique eut des conséquences politiques importantes. R. N. et R. de C.

Par Kenzaburô Oé
Chez Editions Gallimard

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Genre

Littérature étrangère

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Baignant dans un liquide brunâtre, les morts se tenaient enlacés et leurs têtes se heurtaient, certains flottant l’un tout contre l’autre, d’autres immergés à demi. Enveloppés dans leur peau molle d’un brun livide qui leur conférait une apparence d’autonomie ferme et impénétrable, ils se condensaient, chacun tourné vers lui-même, alors que leurs corps s’acharnaient à se frotter l’un à l’autre. Ils étaient recouverts d’un œdème à peine perceptible, qui intensifiait les traits de leur visage aux paupières hermétiquement closes. Une puanteur volatile en émanait avec violence, qui opacifiait l’air de la salle fermée. Le moindre son émis semblait s’engluer dans l’air visqueux, s’appesantir et devenir massif.

Les morts murmuraient d’une voix lourde et grave dont les échos, multiples et entremêlés, étaient difficiles à distinguer. Parfois, dans un silence soudain, ils se taisaient tous, et aussitôt après, le brouhaha reprenait. Dans une exaspérante lenteur, le vacarme s’intensifiait, diminuait puis brusquement se calmait. Un des morts, pivotant lentement, plongea au fond du liquide, l’épaule la première. Seul son bras raidi émergea un moment, puis de nouveau le reste du corps remonta doucement à la surface.

 

L’étudiante et moi avons emprunté un escalier sombre, guidés par le gardien de la morgue, pour descendre au sous-sol de l’amphithéâtre de la faculté de médecine. Nos semelles mouillées dérapaient sur les contremarches métalliques usées et, chaque fois, l’étudiante poussait un petit cri. En bas de l’escalier, des couloirs bétonnés, sous un plafond bas, s’enfilaient en zigzag : sur la porte du fond, était accrochée une pancarte de bois noir où l’on pouvait lire « Morgue ». Glissant la grosse clé dans la serrure, le gardien se retourna pour nous scruter, l’étudiante et moi. Un masque large protégeait le bas de son visage et il était vêtu d’une combinaison noire caoutchoutée ; il était petit et trapu, mais plutôt bien bâti. Il prononça quelque chose d’indistinct, et j’ai secoué la tête, baissant le regard sur ses jambes solides et ses bottes de caoutchouc. Peut-être aurais-je dû en porter, moi aussi, de pareilles. Je ferais bien d’y pourvoir dans l’après-midi. L’étudiante en avait emprunté une paire au secrétariat, mais elle marchait avec embarras dans ces chaussures trop grandes pour elle, cependant que ses yeux, entre sa frange et son masque, étincelaient comme ceux d’un oiseau.

Une fois la porte ouverte, une lumière semblable aux lueurs de l’aurore et un air chargé d’épais relents d’alcool nous envahirent. Au fond de ce remugle, gisait une odeur encore plus âcre, une odeur tenace et pénétrante. Elle s’accrocha insidieusement à la muqueuse de mes narines. Je commençais à en être révulsé, mais continuais à fixer l’intérieur de la salle nimbée d’une lumière blanchâtre, en tâchant de ne pas détourner le regard.

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trad. Ryōji Nakamura, René de Ceccatty
09/11/2005 175 pages 15,25 €
Scannez le code barre 9782070776191
9782070776191
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