à François Nourissier
Le ciel se pommelle de nuages gris. Une clarté diffuse rayonne assez haut au-dessus des toits. Le mouvement des feuillages n’est jamais apparu comme très naturel à Anna. Elle regarde le boulevard Arago et sa contre-allée tranquille où une mère de famille promène un landau. Anna pense que le landau est peut-être vide, ou qu’il y a un petit fœtus entre les draps, un fœtus-prophète, par exemple, qui parlerait d’une petite voix criarde et qui dirait des mots dans une langue incompréhensible. Et, à des millions d’années-lumière, dans un grand trou noir où frémit une infime lumière de nébuleuse, il y aurait toutes les images du futur rassemblées et la voix du fœtus exprimerait les milliards d’événements à venir. Ou bien dans le landau, il y a un enfant qui est la mère. C’est un peu compliqué. Mais, quand le bébé va grandir, il va de plus en plus ressembler à sa mère et il deviendra sa mère. Et un jour, au cours d’une dispute, la mère entendra sa voix double, sa voix intérieure, et elle se retournera et elle se verra. Et elle s’entendra penser et ça sera insupportable, alors elle essaiera de tuer ce double dans la chaufferie, près du garage, elle montera dans sa voiture après avoir caché le corps dans un grand sac en nylon et elle roulera dans les rues de Paris. Elle ira vers Vincennes et elle jettera le corps sur une décharge, elle y mettra le feu avec un bidon d’essence et elle rentrera chez elle. Elle regardera la télévision en pensant que cette horrible chose humaine disait tout haut ce qu’elle pensait tout bas, et puis, en se couchant elle aura comme une gêne, comme un manque, comme une absence, et elle s’apercevra brusquement qu’elle n’a plus de pensées intimes, plus de pensées cachées. Elle n’est plus que ce qu’elle dit ordinairement. Elle n’est plus que les phrases familières qu’elle prononce sans y penser, comme tout le monde.
Elle devine cette vérité, se précipite dans la salle de bains pour se regarder. Elle est aussi belle, elle a un visage aussi tranquille qu’auparavant. Elle boit un verre d’eau et elle se démaquille et son visage démaquillé la rassure. Et elle essaie de penser, mais rien à faire. Elle ne dit que : excuse-moi, j’ai laissé la porte ouverte. Je suis restée bloquée dans un embouteillage. Bonjour. Un paquet de, de Gauloises et deux timbres, s’il vous plaît. C’est à vous ce crayon ?… Pourquoi… Non non. Juste un moment. Bon, alors au revoir.
Il n’y a rien au-delà de ces mots. Ses lèvres prononcent des mots et la chambre reste silencieuse. Elle dérive dans son propre corps. Alors Anna prend peur. Elle ferme la porte et reste muette d’angoisse devant le téléviseur. Elle est cette image grise traversée de pointillés blancs. Elle est ce son irréel du téléviseur. Elle est cette speakerine qui est payée pour donner des informations. Elle se précipite sur le téléviseur et le débranche. Silence dans la pièce. On entend le bruit feutré, doux, lancinant, perpétuel, des voitures qui roulent sur le boulevard. Mais non. Anna rêve. Anna marche sous les marronniers du boulevard Arago. Elle regarde les feuilles remuer et pour elle la vie est dans ce mouvement même des branches, dans ce grincement de la grille d’un garage et dans ces deux étudiants à vélomoteur qui se parlent au feu rouge. Et le ciel devient d’un gris plus ardoisé, plus plombé, avec une clarté assez intense qui ne laisse plus d’ombre. C’est un phénomène étrange, inexplicable, qui fascine Anna. Elle ressent un grand silence en elle quand elle voit ces interminables nuages et ces quelques oiseaux qui volent très haut et elle voit le goudron se marquer de taches sombres, elle sent quelque chose de frêle sur son visage. Il commence à pleuvoir. Bientôt, le boulevard est enrobé de brume.
Extraits
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