#Roman francophone

LA COMTESSE GRAZIANI OU LES TRIOMPHES DU PROXENETISME

Jean-Jacques Langendorf

Quand d'Alès sort de chez les bons pères qui en ont fait un helléniste remarqué, son directeur d'études lui recommande, en cas de difficultés futures, de s'en remettre à Platon plutôt qu'à la Bible. Son père, avocat influent dans le Paris du Second Empire, n'a pour lui qu'un intérêt distant et lui conseille d'aller " cultiver sa muse ". Alors d'Alès voyage en Europe de bordel en bordel, comme d'autres, à cette époque, vont de ville d'eaux en ville d'eaux. Initiation aux filles puis au goût pour les femmes payées. On rencontrera un abbé à la faconde licencieuse et auteur des Prolégomènes à la théologie du stupre ; l'inventeur de la " succhiatrice ", un robot à fellation ; et enfin un modèle de rouerie, la comtesse Graziani, une grande beauté aussi brûlante que glaciale, initiatrice d'un bouquet final d'un érotisme étrange. D'une écriture exacte et brillante, enrichi de références érudites, le récit de Jean-Jacques Langendorf est une sorte de parodie du roman lubrique à l'anglaise.

Par Jean-Jacques Langendorf
Chez Editions Zoé

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Genre

Littérature érotique et sentim

 

 

 

Me revoici, en cette fin d’été brûlant, devant le long bâtiment jaune, mi-château, mi-ferme, la « villa » comme on l’appelle ici. La dernière fois que je l’ai quittée, le brouillard engloutissait les vignes dépouillées et masquait le chemin qui conduit à la ville. Et mon âme, alors que je descendais les marches du perron, était, comme à chaque fois que je quittais ces lieux, saturée de volupté ; j’avais l’impression de glisser à travers la brume comme un oiseau heureux, ou comme un homme qui a accompli un rite essentiel à son bonheur.

Il n’a fallu que quelques heures, et peut-être moins, pour que la « villa » livrée aux pillards devînt ce qu’elle est maintenant : une coque vide au toit écroulé, aux fenêtres béantes, aux contrevents calcinés, à la façade souillée de striures noires. A l’intérieur, je ne reconnais plus rien. Les planchers se sont effondrés, le salon n’est plus qu’un enchevêtrement de poutres charbonneuses et les chambres, privées de leurs plafonds, s’ouvrent sur un ciel immaculé.

A quoi bon rester plus longtemps ? Ma mémoire n’a pas besoin de ce témoin mutilé pour ressusciter l’aventure que j’ai vécue. Quant à la comtesse, tous les témoignages que j’ai recueillis à Trévise concordent : lorsque les Italiens ont occupé la ville, elle est partie avec les charrois autrichiens, mais il est certain qu’elle n’a jamais atteint Vienne ou seulement Villach. Il est possible qu’un corps de femme, affreusement mutilé, retrouvé dans un fossé peu avant Udine, ait été le sien.

Allons, le chemin jusqu’à Conegliano est long et je me suis laissé refiler une rossinante. Il est temps de rentrer. Graziana m’attend, et Platon aussi…

 

*

 

De mon père je peux parler avec détachement puisqu’il ne fut pour moi qu’un étranger lointain et compassé. Avocat à la mode, ténor du barreau et, comme tous les membres de sa corporation, brasseur d’affaires, il n’avait vécu que pour l’argent, le gérant et l’accumulant avec une persévérance d’insecte. J’ai toujours pensé que la mort de ma mère, survenue après ma naissance, avait été pour lui une bonne affaire à double titre. D’abord parce qu’elle lui laissait une dot intacte — qu’il sut faire fructifier — ensuite parce qu’elle le débarrassait d’un être dont il s’était aperçu, après une année de mariage, qu’il constituait un encombrement avec ses exigences d’affection et de mondanité. Quant à moi, il s’empressa de m’éloigner comme il convient de le faire dans nos milieux : nourrice en Normandie, puis collège de Jésuites près de Paris. Lorsque mes études furent achevées (et je vais parler de leur cours assez particulier), il me convoqua et s’entretint une bonne demi-heure avec moi. Si, après tant d’années, j’ai retenu la durée du tête-à-tête, c’est qu’il s’est agi de l’entrevue la plus prolongée que mon géniteur ait jamais condescendu à m’accorder. Il me dit qu’il était heureux de me voir bachelier et que dès à présent, étant libre, je pouvais faire ce que bon me semblait. Je pouvais le seconder dans son étude, ou voyager, ou, pour reprendre son expression, « cultiver ma muse ». Je savais qu’il ne songeait pas sérieusement à sa première proposition. Maître absolu de ses affaires, il n’entendait s’adjoindre personne, et surtout pas son fils. Il me restait donc les voyages et « la muse ». Comme s’il tenait à s’assurer de la réalité de mon désœuvrement, il m’annonça qu’il avait donné des instructions à la banque Gorin pour qu’elle me versât le premier de chaque mois une somme, qu’il me faut bien qualifier de confortable, dont je pouvais disposer à ma guise. Il ajouta qu’il serait heureux de me revoir de temps à autre pour que nous échangions, « entre hommes », nos points de vue.

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08/10/1998 106 pages 14,50 €
Scannez le code barre 9782881823381
9782881823381
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