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Inventaire
On jette
Et en plus il pleut. Pas ce petit crachin si français, cette pluie parisienne têtue, insidieuse et un peu chiche qui humidifie plus qu’elle ne mouille. Mais des trombes d’eau s’abattant d’un ciel gris venant de la mer et qui noircit de plus en plus, là-bas, quand il va se cogner à la chaîne de Abruzzes. Rome est spongieuse, amollie, dégoulinante. Les façades des palais ruissellent comme des serpillières mal essorées. Le Tibre va de nouveau inonder ses berges, et des flaques grandes comme des mares vont se former dans les rues défoncées du centre-ville. Pourtant j’ai bien lu dix ou vingt fois que le maire (et probablement ses prédécesseurs avant lui) allait « tout faire pour mettre fin à ce scandale indigne d’une capitale ». Les mouettes qui passent sur le ciel gris semblent plus lourdes – et plus grises. Ma terrasse est inondée et le buste de Bacchus en terre cuite autour duquel s’entortille un lierre a changé de couleur. D’orange brique sous le soleil, il est passé au marron humide et froid. Une rigole coule de son œil droit. On dirait qu’il pleure. D’ailleurs, si je ne me retenais pas…
C’est l’heure du classement par le vide. On secoue les dossiers de leur poussière. Finalement, je ne garde rien. Je voulais trier, je jette. C’est plus simple, plus rapide, plus expéditif.
Le 1er janvier est la période idéale pour les grands rangements. Surtout quand on est seul. Toutes ces coupures de presse que j’ai entassées les unes sur les autres ne verront pas l’année nouvelle. Désormais je connais l’Italie – ou du moins je suis désormais assez humble pour reconnaître que je n’en sais pas grand-chose, mais elle m’est devenue familière. Je peux la conduire les yeux fermés comme une voiture sur un trajet mille fois parcouru. J’anticipe ses crises, je reconnais les signes avant-coureurs de la grippe, je veille à ne pas la brusquer, j’ai appris à ne plus me précipiter dans les polémiques d’une journée. Je la sens, je la respire. Les centaines d’articles que je m’apprête à mettre à la poubelle ne me sont plus d’aucune utilité. De toute manière, ou bien les choses n’arrivent qu’une fois ou elles se répètent à plaisir.
Un de mes lointains prédécesseurs dans ce poste, Jacques Nobécourt (1923-2011) avait écrit : « Méfiez-vous de ceux qui ont tout compris de l’Italie et peuvent l’expliquer clairement. Ils sont sûrement mal informés. » Depuis que je la connais, cette phrase est devenue mon mot de passe, mon viatique. Elle relativise mes erreurs, excuse parfois ma paresse et mon découragement. Tout est devenu plus facile et compliqué. Mes certitudes d’hier se sont évanouies. J’avais quelques idées sur le pays lorsque j’y ai débarqué il y a cinq ans. Aujourd’hui j’en ai mille, toutes contradictoires. J’ai fait ce que j’ai pu pour expliquer clairement l’Italie mais j’ai vite compris que c’était un leurre. Pour décrire ce pays, mille articles ne suffisent pas, il en faudrait soixante millions sept cent vingt mille, selon le chiffre du recensement de 2011 : un pour chaque Italien, ou davantage encore. L’autre solution ? S’en tenir aux clichés. Cela va plus vite et ils ne sont pas toujours faux. Il m’est arrivé d’y céder. Écrire un livre ? En est-il encore temps…
Extraits
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