#Roman étranger

L'Embellie

Mélodie Richard, Audur Ava Olafsdottir

C’est la belle histoire d’une femme libre et d’un enfant prêté, le temps d’une équipée hivernale autour de l’Islande par la route côtière. En ce ténébreux mois de novembre islandais, exceptionnellement doux au point de noyer l’île sous les pluies et les crues, la narratrice, qui ne cesse de se tourner elle-même en dérision, voit son mari la quitter sans préavis et sa meilleure amie, Audur, lui demander de s’occuper, pour au moins une saison, de son fils de cinq ans. Pourtant la chance sourit à l’amie d’Audur : elle gagne un chalet d’été et une petite fortune au loto. À la suite de sa rupture, elle aurait préféré accomplir un voyage consolateur à l’étranger mais, bonne nature, elle est incapable de refuser quoi que ce soit à qui que ce soit, hommes ou femmes. Elle partira tout de même, pour un tour de son île noire, avec Tumi, le fils d’Audur, étrange petit bonhomme, presque sourd, mutique, et avec de grosses loupes en guise de lunettes. Roman d’initiation s’il en fût, l’Embellie ne cesse de nous enchanter par cette relation de plus en plus cocasse, attentive, émouvante entre la voyageuse et son minuscule passager. Ainsi que par sa façon incroyablement libre et allègre – on pourrait dire amoureuse – de prendre les fugaces, burlesques et parfois dramatiques péripéties de la vie, sur fond de blessure originelle. Et l’on se glisse dans l’Embellie avec une sorte d’exultation complice qui ne nous quitte plus, longtemps après en avoir achevé la lecture. Il y a chez la grande romancière islandaise – dont on garde en mémoire le merveilleux Rosa candida – un tel emportement rieur, une telle drôlerie des situations comme des pensées qui s’y attachent, que l’on cède volontiers à son humour fantasque, d’une justesse décapante mais sans cruauté, terriblement magnanime. Vrai bain de jouvence littéraire, ses romans ressemblent à la vie.

Par Mélodie Richard, Audur Ava Olafsdottir
Chez Zulma

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Editeur

Zulma

Genre

Littérature étrangère

ZÉRO

Quand je regarde en arrière, sans vraiment respecter à cent pour cent la chronologie, nous sommes là, serrés l'un contre l'autre, au milieu de la photo. Je le tiens par les épaules et il m'attrape quelque part, plus bas par la force des choses ; une mèche châtain foncé barre mon front très pâle ; il affiche un grand sourire et tient quelque chose dans son poing tendu.
Ses oreilles décollent un peu de sa grosse tête, ses prothèses auditives, curieusement démodées, ressemblent à des récepteurs pour ondes radio intersidérales. Et ses yeux démesurément agrandis par ses verres de lunettes lui donnent un look très spécial. D'ailleurs les gens dans la rue se retournent sur notre passage ; ils considèrent le petit, puis après m'avoir brièvement dévisagée, ne le lâchent plus du regard, tandis que nous traversons le terrain de jeux, la main dans la main, jusqu'à ce que je referme la grille de fer derrière lui. Quand je l'aide à grimper dans le siège pour enfant et que je boucle sa ceinture de sécurité, je constate qu'on nous observe encore depuis les autres voitures.
Dans le fond de la photo, on voit mon ancienne voiture, à boîte de vitesses manuelle. Les trois poissons rouges flottent dans le coffre – il n'en sait rien encore – sur le sac de couchage bleu pour deux personnes qui s'est mué en éponge. Je ne tarderai pas à acheter deux édredons neufs à la Coopérative car il ne convient pas qu'une femme de trente-trois ans partage son sac de couchage avec un garçonnet qui ne lui est rien – ça ne se fait pas. Un tel achat ne devrait pas poser problème car la boîte à gants déborde de billets tout frais sortis de la banque. Aucun méfait n'a pourtant été commis, à moins que ça n'en soit un que de coucher avec trois hommes sur une distance de trois cents kilomètres de route circulaire, non asphaltée pour l'essentiel, là où la bande côtière est la plus étroite entre le glacier et la grève et où abondent les ponts à voie unique.
Rien ne se présente comme à l'accoutumée, en cet ultime jour de novembre – un jour ténébreux sur l'île ; nous portons tous les deux un pull-over, le mien est blanc à col roulé, le sien est neuf, vert menthe, tricoté main, avec un motif à torsades et une capuche. La température est comparable à celle de Lisbonne le jour précédent, à ce que dit la radio, et l'on prévoit encore de la pluie et un réchauffement. C'est pourquoi une femme seule avec enfant ne devrait pas se trouver sans raison valable sur les routes, dans des zones sombres et inhabitées, et encore moins au voisinage de ponts à voie unique, les routes étant souvent inondées.
Je ne suis pas présomptueuse au point de m'attendre à voir surgir un nouvel amant à chaque pont à voie unique, sans vouloir toutefois exclure totalement une telle éventualité. À mieux considérer la photo, on distingue au second plan, à quelques pas du petit et de moi, un jeune homme d'environ dix-sept ans au visage un peu flou. Il a les traits plutôt délicats sous son bonnet et on dirait que son acné commence tout juste à s'arranger. L'air ensommeillé, yeux mi-clos, il s'appuie contre la pompe à essence.
Si l'on examine la photo de vraiment près, je ne serais pas étonnée que l'on distingue des plumes sur les pneus et même des taches de sang sur les enjoliveurs, bien que trois semaines se soient écoulées depuis que mon mari est parti avec le matelas ergonomique du lit conjugal, le matériel de camping et dix cartons de livres – tel fut l'enchaînement. Mais gardons à l'esprit que les apparences sont parfois trompeuses et que contrairement à une photo, la réalité, elle, grouille de sens.

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trad. Catherine Eyjólfsson
23/08/2012 395 pages 22,00 €
Scannez le code barre 9782843045899
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