Pour Vlad et Claire
Une personne n’est pas, comme je l’avais cru, claire et immobile devant nous avec ses qualités, ses défauts, ses projets, ses intentions à notre égard (comme un jardin qu’on regarde, avec toutes ses plates-bandes, à travers une grille), mais est une ombre où nous ne pouvons jamais pénétrer, pour laquelle il n’existe pas de connaissance directe, au sujet de quoi nous nous faisons des croyances nombreuses à l’aide de paroles et même d’actions, lesquelles les unes et les autres ne nous donnent que des renseignements insuffisants et d’ailleurs contradictoires, une ombre où nous pouvons tour à tour imaginer avec autant de vraisemblance que brillent la haine et l’amour.
MARCEL PROUST
PROLOGUE
22 avril 2008
Phil Miller tapotait le micro, tout le monde s’est tu. Les discours ont commencé. Quand il a prononcé son nom, Nora s’est avancée, les pommettes roses sous les applaudissements. Elle a reçu son prix, accompagné d’un chèque de sept cents dollars qui seraient bien utiles si elle t’accompagnait en France cet été. Le professeur Miller a esquissé le geste de lui serrer la main puis s’est ravisé, s’approchant d’elle pour l’embrasser sur les joues – à la fwançaise. Il était plus petit qu’elle et Nora a dû retenir un rire au souvenir du surnom que tu lui donnais : le gnome. Le chaleureux sourire d’Evelyn au premier rang compensait l’absence de ses parents, qui n’avaient pu quitter la ferme et ne comprenaient pas ce qu’étudiait depuis quatre ans leur boursière de fille. De la recherche en littérature ? On ne faisait quand même pas des vaccins avec des mots ? Ils ne t’avaient jamais rencontré : ils t’auraient pris pour un martien.
Depuis l’estrade, Nora a cherché ta silhouette dans le groupe compact des professeurs et des élèves. Tu n’étais pas là. Avec ton mètre quatre-vingt-dix, elle t’aurait repéré même au dernier rang.
Tu avais promis de venir, même si tu détestais ton patron et ces cocktails de fin d’année où tu t’ennuyais comme un rat mort. T’étais-tu vexé parce qu’elle n’avait guère protesté hier soir quand tu lui avais dit que tu préférais rester seul pour corriger ces kilos de copies extrêmement en retard ? Ou, comme Evelyn le supposait, dormais-tu encore parce que tu avais fini par prendre un somnifère vers midi après avoir travaillé toute la nuit ?
Dès la fin des discours les deux femmes se sont éclipsées sans prendre un verre avec les professeurs qui félicitaient la jeune fille et Evelyn qu’on prenait pour sa mère. Elles ont filé chez Nora qui avait laissé la clef dans son sac de la veille, puis sont allées chez toi dans la voiture d’Evelyn.
Elles ont monté les deux étages et frappé. « Thomasss ! » criait Evelyn, et Nora : « Thomas ! » Elles étaient nerveuses, bien sûr, même si la répétition atténuait l’inquiétude. Dix jours plus tôt Nora s’était affolée : tu ne répondais à aucun message depuis deux jours. Elle avait débarqué chez toi et t’avait trouvé au lit, hébété par l’alcool.
Extraits
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