Pour Alice et tous ceux de sa génération
Les opérations, qui réquisitionnaient une superficie équivalente à celle d’un terrain de football, s’apparentaient à bien des égards à une scène de guerre, ne serait-ce que par la violence du bruit alentour. Au beau milieu d’un enchevêtrement de compresseurs, de refroidisseurs et de turbines s’alignaient flanc contre flanc une trentaine de camions-pompes, des monstres de dix-huit roues et de près de quatre-vingt-dix tonnes. Des tuyaux en accordéon leur aspiraient les entrailles, jaillissant de partout, s’emberlificotant les uns autour des autres comme des serpents mécaniques, vomissant des millions de litres d’eau qui seraient bientôt mélangés à des tonnes de sable et de produits chimiques avant d’être injectés sous la contrainte d’une pression prodigieuse au travers d’un épais boyau de métal, plusieurs kilomètres sous terre. Au centre de ce vacarme assourdissant, Joe Jenson était aux commandes d’un système informatique de pilotage à distance. De temps à autre il sortait la tête de sa casemate pour hurler des ordres, répercutés par son contremaître sous la forme de grands gestes des bras à ses équipes. Le chef de chantier était tendu, vaguement anxieux. En deux mois, avec sa dizaine d’ouvriers, ils avaient foré, d’abord à la verticale, puis à l’horizontale, un puits d’acier qui, pour des raisons d’étanchéité, avait été enchâssé bien au-delà des zones aquifères dans une succession de gangues de ciment concentriques. Contrairement aux gisements classiques qui présentaient l’aspect de nappes, ici les hydrocarbures étaient emprisonnés en profondeur dans les pores de formations schisteuses, de sorte que le seul moyen pour en extraire le pétrole était de provoquer la fissuration de la roche. En pratique, on procédait à une série d’explosions qui perforaient le tube d’acier sur toute la longueur de sa partie horizontale, le mettant ainsi en contact avec le socle rocheux en de nombreux endroits. Aujourd’hui était venu le jour de la fracturation hydraulique proprement dite, le jour où, sous la très haute pression du fluide injecté, le manteau de rocaille se déchirerait en une infinité de micro-galeries à partir de ces points d’impact ; le pétrole de schiste, enfin libéré, remonterait alors le long du puits de forage pour être récupéré à la surface.
La mission de Joe s’arrêterait là, ce serait ensuite aux équipes d’exploitation de prendre le relais, tandis qu’il serait affecté à la mise en service d’un chantier similaire. C’était loin d’être son premier fracking mais, à ce moment précis des opérations, Joe se sentait sur le qui-vive. Il avait conscience des responsabilités et des risques qu’impliquait son métier. Ces dernières semaines l’avaient épuisé. Joe disait souvent en plaisantant – car il était du parti de ceux qui aiment plaisanter : « Il y a deux types de jobs. Ceux où on doit se laver avant d’y aller et puis ceux, comme le nôtre, où on doit se laver après. »
Extraits
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