#Roman francophone

Exil à Spanish Harlem

Raphaële Eschenbrenner

Dans le New York de la fin des années 1980, la vie est agréable et détendue, le sexe est encore joyeux, on trouve un emploi sans difficulté, on s'amuse, on galère un peu, l'argent manque parfois, les chefs sont toujours des chefs, les brimades amusent ou fatiguent, mais l'insouciance domine. Corinne, une jeune Française, est serveuse dans un restaurant, dont elle se fait bientôt virer. Elle est alors engagée dans une agence de tourisme, pour combiner des voyages en Europe. Son amant, Spike, fait partie d'un groupe de rock. Ils partagent un appartement avec un autre ami, Brad, dans un quartier hispanique légèrement inquiétant quand les dealers règlent leurs comptes. La visite d'amis allemands de Brad, qui s'incrustent, pourrit l'ambiance. L'atmosphère se tend. Par quoi le jeune couple tient-il ? Ce livre primesautier et subtilement mélancolique exerce un véritable charme, il restitue une époque à travers une série de scènes et de portraits drôles et émouvants, parfois assez crus. On aimerait être là-bas, dans ce New York déglingué, et on y est, par la magie de l'écriture.

Par Raphaële Eschenbrenner
Chez Seuil

0 Réactions |

Editeur

Seuil

Genre

Littérature française

Spike m’a donné rendez-vous dans un bar à Chinatown.

Chinatown est un vrai labyrinthe aux rues étroites et sinueuses. Partout il y a des dragons en plâtre, des magasins emplis de bibelots dorés, des restaurants.

Une naine est assise sur le trottoir. Elle chantonne en peignant à l’encre de Chine une Chinoise nue. Elle a fixé sa toile sur la devanture d’une boutique. Elle peint de si près qu’elle a presque la tête collée au pubis de son sujet.

Spike est installé à l’entrée du bar. Il n’a pas fumé de cigarette depuis deux jours. Il me dit que je ne suis pas marrante, que je n’ai rien à dire, que depuis que je lui ai coupé les cheveux il a l’air d’un raté, que ma sensibilité l’exaspère autant que celle de Suzanne Vega et Joni Mitchell réunies, et qu’il me hait, qu’il me hait, qu’il me hait.

Je m’apprête à le gifler, mais il évite adroitement ma main.

Je reste prostrée quelques secondes, sidérée par la rapidité de ses réflexes. Il sort du bar. Je sors aussi et me dirige vers le métro. Il m’appelle plusieurs fois. Je reviens l’insulter. Il s’en va. Je le suis.

Il remonte Canal Street d’un pas rapide. Dans les rues de Chinatown, je pleure. Il fait froid. Il y a des enseignes rouges, roses, vertes, illuminées, des fumées blanches dansant dans la nuit.

Au restaurant, Spike s’excuse vingt-trois fois. Je lui réponds vingt-trois fois que je n’en ai rien à foutre. La serveuse vient nous demander si c’est bon.

Comme nous ne parlons pas, j’évite de le regarder. Je regarde les murs de contreplaqué, les fleurs en plastique jaune sur les tables vides, l’homme seul assis au fond de la salle. Il a le teint verdâtre et dévore un poulet au citron. Il a conservé son écharpe et sa casquette.

À notre retour, Spike est allé se cacher dans la salle de bains pour fumer une cigarette. J’ai fait la même chose dans la cuisine.

Dans la chambre, il s’est allongé nu sur le lit. Je lui ai attaché les mains et bandé les yeux. Pendant que je le suçais, il a dit :

– Bite, con, juteux, salope, suce-moi, suce-moi, suce-moi.

Je suis allée chercher l’œuf en plastique contenant le préservatif en peau d’agneau, mais je n’ai pas réussi à l’ouvrir.

– Qu’est-ce que tu fais ? a-t-il gémi.

– Je n’arrive pas à le briser.

– Dévisse-le !

– Je peux pas.

– Essaie, nom de Dieu !

– Je peux vraiment pas, je te jure.

– Mords-le.

– J’y arrive pas. Ça doit être en béton.

– Détache-moi, Corinne.

Je l’ai détaché. Il a ôté son bandeau avec exaspération. Il s’est acharné sur l’œuf en plastique jusqu’à l’écraser avec un fer à repasser. Quand il m’a tendu le préservatif, il ne bandait plus du tout. C’était une soirée ratée, de toute façon.

Au restaurant, Frank est de plus en plus hargneux et de plus en plus haïssable. Avec rage, il jette les plats sur le comptoir d’acier. Il ressemble à un gros chat bouffi dont les sourcils sont froncés en permanence. Quand il constate un problème quelconque, ses yeux semblent sortir de leur orbite. Il nous dévisage alors d’un regard qui lance des éclairs, d’un regard accusateur, d’un regard chargé de haine, et se met à hurler :

Commenter ce livre

 

03/04/2014 122 pages 15,00 €
Scannez le code barre 9782021154009
9782021154009
© Notice établie par ORB
plus d'informations