#Essais

Des milliers de places vides

Alain Wagneur

Laissant un nombre croissant de places vides sur les bancs des salles de classe, des milliers élèves furent, sous l'Occupation, portés absents, année après année, sans autre commentaire, dans toutes les écoles de France. A travers l'enquête qu'il mène, dans quelques établissements de son arrondissement parisien, sur le comportement de ses pairs face aux lois juives de Pétain, Alain Wagneur, lui-même directeur d'école, s'efforce de poser quelques questions cruciales sur l'attitude qui fut celle de la corporation enseignante dans une période troublée de l'Histoire, et sur la manière dont lui-même se serait comporté dans de telles circonstances. Un récit qui convoque le ton du Patrick Modiano de Dora Bruder pour interroger une institution scolaire encore insuffisamment confrontée à sa mémoire afin de contribuer, par-delà les injonctions de mutantes directives ministérielles, à en rebâtir les fondations sur une base nécessairement éthique.

Par Alain Wagneur
Chez Actes Sud Editions

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Genre

Histoire de France

 

 

 

 

 

 

 

Longtemps j’ai pensé que tant qu’il serait vivant, je ne pourrais rien écrire qui me soit personnel. Je me suis raconté des histoires, j’ai écrit des fictions policières avec des flics, de grands bandits, des délinquants financiers, des politiciens corrompus. Je décrivais un milieu et des gens qui me sont inconnus.

Parler de moi, écrire un livre sur ce qui m’est familier, sur mes proches, ceux que j’aime ou que j’ai aimés me semblait impudique. Je risquais d’avoir à répondre à ses questions. Je craignais de le choquer, de l’émouvoir aussi.

Lui et moi n’aimions pas l’intimité.

Il y a de cela longtemps, alors qu’il était malade, il m’avait raconté un événement de sa jeunesse, une histoire d’amour. Cela nous avait rapprochés l’instant d’une connivence mais je garde de ce moment un souvenir gêné. Cette confidence était une faiblesse de sa part, un instant d’égarement, et je ne l’aimais pas faible.

Ce mardi matin de janvier, alors que j’étais en réunion avec des collègues, mon portable a vibré : “Numéro masqué”. Masqué peut-être, mais je savais bien qui m’appelait.

La veille, avec ma mère, ma compagne et ma fille, nous étions allés à l’hôpital de Sens, dans le service de réanimation. Il y avait été admis le matin même, victime d’une brusque détérioration de son état de santé survenue après trois mois de troubles et de malaises cardiaques. Dans l’après-midi, il était entré en coma, un coma profond, et l’homme que nous avions vu, dans cette chambre de réanimation, n’était déjà plus parmi nous.

J’ai quitté la réunion de directeurs pour répondre au téléphone. La chef du service m’a expliqué que la nuit s’était bien passée, qu’il avait semblé bien réagir au traitement mais que là, soudain, son état s’était encore détérioré pour atteindre la mort cérébrale.

Je lui ai répondu que j’arrivais. Elle m’a dit que pour le moment, il était toujours branché, le cœur battait, il respirait, qu’elle pouvait le maintenir encore un peu dans cette forme d’existence, jusqu’à mon arrivée, si je le voulais.

Je lui ai répondu que ce n’était pas utile, pas la peine. Drôles de mots en l’occurrence. Pas la peine, puisque mon père était mort.

 

 

 

 

 

 

I

MÉMORIAL

 

 

 

 

 

1

 

Au début du mois de janvier 2012, j’ai suivi un stage intitulé “Histoire et commémoration de la Shoah dans les écoles élémentaires” organisé par l’académie de Paris à l’attention des directeurs d’école. Le premier rendez-vous était au Mémorial de la Shoah, dans le 4e arrondissement.

C’était un après-midi d’hiver parisien. Il ne faisait pas beau, ne pleuvait pas non plus, c’était gris. Mais les jours rallongeaient et nous allions vers les beaux jours.

J’étais heureux de sortir de l’école pour quelques heures. J’allais retrouver des collègues dont certains sont des amis, et cela dans un lieu que je connaissais pour être quelquefois passé devant mais que je n’avais jamais visité. Si tant est que l’on “visite” le Mémorial de la Shoah.

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15/10/2014 208 pages 22,80 €
Scannez le code barre 9782330037024
9782330037024
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