#Roman francophone

Ce besoin d'Espagne

Jean-Michel Mariou

A l'âge de quatorze ou quinze ans, lorsqu'on ouvre les yeux sur la vie, on a parfois un haut-le-coeur, et la certitude que, quoi qu'il arrive, on ne supportera pas ce chemin-là comme il se donne. Alors on se révolte, et on rêve. On devient musicien, peintre, alpiniste ou torero. On veut danser près du gouffre. On a compris que c'est dans cette brûlure-là, sur ce fil exact que rôdent les questions, les vraies. Et ceux qui ont choisi l'étrange route des toros se tiennent plus près des flammes que les autres. La passion du toro, maître du campo ou de l'arène, nous jette sur les chemins d'Andalousie, des Landes ou de Camargue. Des processions de la semaine sainte sévillane à la folie des grandes férias, on croise ici tous ces rituels partagés où le sacré naît de la poussière que les hommes soulèvent.

Par Jean-Michel Mariou
Chez Editions Verdier

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Genre

Littérature française

Prologue

 

 

«Nous nous étions mis à désirer l’Espagne.»

Alexandre Dumas

 

Quelque chose en moi a longtemps résisté. Un mélange d’Histoire et de comédie familiale, de parole donnée et de peurs enfantines: je ne pouvais pas franchir la frontière.

Pourtant, au tout début des années soixante-dix, qui découvraient le dépaysement et le voyage, il n’y avait, de Toulouse où nous finissions de grandir, qu’une matinée de voiture pour rejoindre l’Espagne. Mais l’Espagne, c’était d’abord, dans nos classes, dans nos rues, dans nos familles, le monde péremptoire, bruyant et coloré des républicains espagnols, avec ses leçons et ses blessures. «Tant que Franco sera vivant, je ne mettrai plus jamais les pieds en Espagne.» Et pendant que, chaque été, au tout début du mois de juillet, certains partaient vers Pampelune pour y apprendre l’ivresse fraternelle et grégaire des San Fermines, nous restions autour des plages de Narbonne pour des boulots de saison.

Pour les toros, les vrais, nous repasserions.

J’entends que, pendant ce temps-là, Alain Montcouquiol, Simon Casas, Alain Bonijol, Curro Caro, Zocato ou François Garcia couraient après leurs rêves sur les routes poussiéreuses du Campo Charro, ou dans les pensions misérables du quartier de Santa Ana, à Madrid. Mais pour moi, en ces temps où la politique remplissait le moindre interstice de ma vie, la route des toros était barrée: nos bagarres de rue, innombrables, devant le consulat d’Espagne, rue Ozenne à Toulouse, valaient comme interdit.

Le 2mars 1974, je me trouvais par hasard à Nîmes, où nous étions allés soutenir un ami militant qui passait en procès, lorsque nous apprîmes l’exécution imminente de Salvador Puig i Antich, à Barcelone. À la nuit tombée, nous avions suivi tout autour des boulevards une grande manifestation qui s’était spontanément organisée pour demander, une dernière fois, la grâce du militant anarchiste espagnol. C’est toujours une étrange chose de manifester dans une ville que l’on ne connaît pas. On ne sait jamais vraiment où l’on va. Vers onze heures du soir, dans la pénombre, nous avions soudain découvert, au hasard du parcours du cortège, la masse sombre et inquiétante des arènes. Personne n’avait seulement tourné le regard vers elles.

Sur l’autoroute du retour, à l’aube, un flash d’information de France Inter annonça que Puig Antich venait d’être exécuté. Nous nous sommes arrêtés sur un bas-côté d’herbe sage, les yeux perdus dans le ciel brûlant d’étoiles. C’était fini.

Le lendemain, le quotidien catholique ABC célébrait Rafael de Paula: «Il tient sa cape bien ouverte, écrivait Pérez Mateos, et il la propose, comme un cadeau, à son ennemi, qui est sous le charme et qui court après le leurre ailé tout au long d’une série de quatre véroniques.»

Vraiment, on ne pouvait pas!

Bien sûr, ce désir d’Espagne, longtemps frustré, relevait aussi pour partie de ce que Baudelaire appelait «la grande maladie»: l’horreur du domicile. Il fallait bien fuir le terrible ennui quotidien. La vie de nos parents. Et l’Espagne était parfaite pour qui rêvait de romantisme, de poètes résistants et de routes poussiéreuses. Mais il y avait surtout cette «nostalgie de l’impossible» dont parlait Bataille, une manière d’engager sa vie dans les rêves les plus fous, un quichottisme radical. Entre la mythologie facile de la guerre civile et le rimbaldisme d’un Curro Romero, l’Espagne offrait tout ce que nos cœurs vaillants exigeaient à grands cris.

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07/02/2013 202 pages 14,50 €
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