#Roman francophone

Après l'Equateur

Baptiste Fillon

"J'allais aux putes autrefois, par crainte de la solitude. Le genre humain s'emboîte de la même façon, à Dakar, Manille ou Londres ; l'amour physique enseigne qu'on est de la même famille. Après nos nombreuses nuits de noces, avec Marisa, on parla d'engagement à perpétuité lors de mon dernier voyage à Salvador. C'était à l'époque des eaux de mars, lorsque l'été dégringole en averses ; une vraie débâcle. Après le déluge, l'été ne revient plus."

Par Baptiste Fillon
Chez Editions Gallimard

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Genre

Littérature française

 

 

 

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L’horizon montait, descendait. Ça finissait par faire une musique. Les mêmes intervalles, un battement mou. La proue s’élevait contre le ciel blanc. Une fois arrivée à son plus haut point, un craquement ébranlait la carcasse du bateau, et la proue retombait dans la mer. La coque entrait dans l’eau. Une glissade de quelques secondes où tout tenait en place, le temps que l’Atlantique nous renvoie vers le ciel. Une attente fébrile, toujours trop vite soulagée.

Je m’approchai de la lisse.

— Y a de la houle, quand même.

Une voix venait de derrière.

Je sifflais l’air de Garota de Ipanema. La proue s’affaissait dans l’eau. Il faisait moite, un sale temps flasque. La mer avançait, se lançait à l’abordage du cargo. L’Atlantique formait une mare inerte et sans limite. Un été de Normandie ou de Bretagne, juste avant leurs orages qui n’en finissent plus. Pas un souffle de vent et, malgré ça, une gîte qui secouait bien.

Ce temps-là me donnait le mal de mer. Va pour les tempêtes, mais quand le bateau roulait sans comprendre comment, mes boyaux et mon crâne ne supportaient pas. L’effet de la chaleur et de la houle. La fatigue aussi.

On avait quitté Marseille depuis cinq jours, et je n’avais pas dormi plus de trois heures par nuit.

L’idée de me sentir patraque à cause de ce maudit temps, de ce sommeil qui ne venait pas, à cause de rien, en somme, cela me rendait fou. Un agacement de vieillard. En prenant de l’âge, je supportais moins les caprices de ma charogne. Ma femme m’appelait « l’acariâtre ». Un mot méprisant, et sophistiqué.

Un mal de crâne et je m’inventais une tumeur au cerveau. Une douleur qui s’éternisait, la vue trouble, c’était la sclérose en plaques, ou une autre saloperie. Je me voyais foutu d’avance.

De toute façon, ça se produirait sans que je m’y attende.

Souvent, quand je tombais malade, ça commençait par la tête, des vertiges, et puis des angoisses et des questions sur la mort à n’en plus finir. Certains soirs, après le travail, je partais en morceaux. Une barre me sciait les épaules et les genoux. Pourtant, la marine marchande, c’était une sinécure en comparaison de la pêche.

J’avais tenu sept années à faire la pêche, en ayant débuté à vingt ans. Dans mes souvenirs, j’avais été un dieu autrefois, du temps de ma jeunesse.

Aujourd’hui, ce qui se trouvait au-dessus de mes forces paraissait n’avoir jamais existé.

J’en avais ma claque de naviguer, en vrai. Ça durait depuis mes quinze ans. Quarante piges sur la flotte, à ne pas avoir de vie, à ne pas voir mes deux filles grandir, à imaginer ma femme avec d’autres. Depuis environ deux ans, je ne savais plus quelle femme aimer. Patricia, la légitime, à Marseille, ou Marisa, à Salvador. Marisa et moi, on avait un fils, qui s’appelait Jô. Quatorze mois, le petit. Évidemment, tout le monde l’ignorait à Marseille.

Marisa était bien autre chose que ma maîtresse.

Elle accoucha seule, pendant que je ralliais Porto Alegre.

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27/02/2014 219 pages 17,50 €
Scannez le code barre 9782070142996
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