CHAPITRE 1
Son regard se pose sur le cadran de sa montre. Onze heures. Dieu ! Que le temps passe lentement en province… Et dire qu’on n’a même pas entamé le plateau de fromages ! Il s’abîme dans la contemplation hébétée de la nappe blanche damassée sur laquelle gisent les vestiges d’un dîner englouti sans faim, sans plaisir : boule de pain éventrée, couteau sale, miettes éparses, taches de vin… Autour de lui, il entend des rires, des conversations, la rumeur ordinaire des fins de souper. Lui est seul. Il en veut un peu à Hélène, son agent, de l’avoir envoyé ici, à trois heures de Paris, sans même l’escorter. Oh, bien sûr, il aurait pu se flatter d’une compagnie féminine, s’il avait voulu ! Tiens, sa voisine de table au stand des dédicaces, une trentenaire qui vient de publier son premier roman. Jolies mains, regard clair, jupe en cuir. Ou l’employée de la librairie du centre-ville, physique ordinaire, un peu massive, mais une belle voix, chaleureuse et enthousiaste. C’est elle d’ailleurs qui l’a invité à ce Salon, l’a accueilli à la gare, vous avez fait bon voyage, vous verrez l’hôtel est très tranquille, sa table est réputée… Ou encore une lectrice… il en a vu défiler tant, depuis l’ouverture du Salon : des timides, des exubérantes, des passionnées, des discrètes, des fanatiques ; toutes attendant patiemment leur tour, à la file, une procession de communiantes se dirigeant vers l’autel des dédicaces : « C’est pour Léa », « Je m’appelle Virginie », « Alors, si vous pouviez le dédicacer pour Sylvie… »
Il y en a bien une qui s’est distinguée des autres avec ses jambes immenses et son sourire carnassier, une dont le visage lui revient en mémoire pendant qu’il roule négligemment des boules de mie de pain sur la nappe. Pas une Bovary, celle-là. Pas le genre de femme à caresser les pages d’un roman en attendant que l’auteur vienne, au Salon du livre annuel, la sortir de sa torpeur provinciale. Plutôt détachée, désinvolte même, visiblement indifférente au roman qu’elle tenait négligemment à bout de bras, comme un poids mort. D’ailleurs, elle ne l’avait même pas lu, son livre. Elle ne s’en cachait pas. La dédicace, c’était pour sa mère. Effectivement, il aurait dû s’en douter… Évelyne, ce n’était pas un prénom qui collait avec son âge, ni avec son physique. Elle avait feint l’étonnement : « Ah non ? Alors, quel prénom m’auriez-vous donné ? » Et lui, un peu confus : « Bérénice. Ou Ariane. » En fait, il n’en avait aucune idée. Simplement, il imaginait qu’elle serait flattée de porter le prénom d’une héroïne, un prénom rare et mystérieux. Et puis c’était l’occasion de poursuivre, de développer, de poser les jalons d’une conversation littéraire : « Vous connaissez Aurélien d’Aragon ? » Ou bien : « Je vous prêterai Belle du Seigneur, vous verrez c’est bien. » Mais elle n’avait pas eu cette curiosité. D’ailleurs, elle ne s’appelait ni Ariane ni Bérénice. Elle s’appelait Lisa.
Extraits
Commenter ce livre