AU PIED DE LA MONTAGNE
Il n’avait pas le certificat d’études. Mais bien des cancres lui doivent leur zéro en dictée. Un orage sur le Hoggar, la fondue de Boule dans Premier de cordée, la traque de l’ours blanc dans Peuples chasseurs de l’Arctique… Terreurs des fâchés du Bescherelle ! En ce qui me concerne, c’est en cours de philosophie que Roger Frison-Roche me joua un vilain tour. Pensant briller par lui, invoquant son modèle à bon compte, j’en fus quitte pour un petit moment d’humiliation devant mes camarades en classe préparatoire HEC, au lycée Berthollet d’Annecy. Je tentais de m’accrocher à cette référence comme sur une prise solide. Le cours parlait de Nature, avec un N majuscule, et soudain je songeai à lui, sans doute guidé par un rayon de soleil découvrant la cime du Parmelan qui émergeait de la forêt de toits. J’étais sûr de moi lorsque je levai le doigt, m’empressant de détacher les syllabes de ce nom sonore comme une chute de sérac, évoquant à la fois la rondeur humaine, l’âpreté du granit, l’évasion littéraire et une certaine hauteur de vue :
— Frison-Roche, soufflai-je fort, avec la vigueur du sirocco. Frison-Roche, insistai-je, le doigt levé.
L’agrégé me regarda d’un air dédaigneux, comme on toise un élève aux références trop triviales. Sa question attendait une autre réponse. Et de reformuler son interrogation.
— Qui le premier éveilla l’homme aux vertus de la montagne ?
Le silence persiste dans la classe, brisé par le râle du professeur dépité de voir ce parterre de futurs cadres donner piteusement leur langue au chat.
— Pfft, Frison-Roche… Personne ne sait ? Mais évidemment, c’était Rousseau. Eh oui, Rousseau !
Sans le savoir, je me heurtais aux premiers préjugés dont souffrait l’auteur dans l’opinion : sa popularité ne pouvait faire bon ménage avec la grande littérature du Lagarde et Michard. Chez lui, à Chamonix ou à Beaufort, Frison n’était-il pas celui que l’on appelait le « montagnard philosophe » ? Pour moi, il était cet écrivain voyageur, digne d’un Kessel, Lanzmann, Lacarrière. Je rougis de le voir ainsi bousculé du piédestal où je l’avais placé et de sentir ma culture vaciller avec. En relisant son monumental Montagnes de la terre, je compris qu’il ne disputait nullement cette place à l’esprit des Lumières. La réponse à la question du prof de philo, il me la donnait lui-même dans son encyclopédie : « Le XVIIIe siècle sera le moment décisif. Il fallait en effet, pour que l’alpinisme pût se développer, qu’il touchât une société jusqu’alors adonnée aux raffinements des grandes cours européennes et peu portée à subir les fatigues d’une ascension. Enfin Rousseau vint ! Et tout fut changé, puisqu’il modifia profondément la philosophie des gens de l’époque, découvrit le culte de la nature, précéda le romantisme. Les esprits cultivés étaient mûrs pour devenir des alpinistes. »
Extraits
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