Diabolo-Latex, par Claire Berest
J’ai regardé sa photographie tant de fois, examiné jusqu’aux détails qui n’existent pas que, lorsque je la porte à mon regard à présent, mes yeux passent au travers et je ne vois plus son cadavre. Je connais son corps sous tous les angles, j’ai observé les clavicules fragiles bosselant le tissu de sa combinaison en latex de bazar, j’ai observé l’ecchymose baroque laissée sur son genou droit, comme une dernière tache de couleur venue contraster la blancheur malade des jambes allumettes, jusqu’aux cuticules autour de ses ongles mal coupés, laqués d’un rose pâli, ces minuscules scories de peau, qu’elle rongeait parfois, on me l’a dit.
D’elle, on m’a tout dit.
Et ce que l’on ne m’a pas dit, je suis allé le traquer, l’éplucher, l’accoucher, l’inquiéter.
Ta vie maintenant, je la connais mieux que toi, Lolita.
La différence entre nous, c’est qu’il m’incombe de prendre de la hauteur, je suis à bonne distance pour analyser tes phrases et gestes, tes minuscules désirs, tes passe-temps honteux, ton écriture trop ronde sur tes cahiers mal tenus. La différence c’est que moi je suis vivant, j’ai encore du sang qui abreuve mes neurones et ça me donne un sacré avantage sur toi, mignonne.(...)
il regarde la fenêtre, mais non à travers elle. Abel Bac médite ce gâchis. Ce qu’il repasse devant ses yeux absents, c’est le corps sans vie de Lolita retrouvé dans sa chambre d’enfant, le 4 juin dernier, yeux ouverts comme des rosaces de cathédrale, tête maintenue droite par le dossier de la chaise et l’ensemble astucieux de cordes qui la sanglent, sans abîmer sa posture de jeune reine solitaire, bras posés rectilignes sur les accoudoirs, eux aussi encordés, une Néfertiti de cour d’école, trop maigre, trop puissante, trop jeune.(...)il n’aime pas les cadavres jeunes, comme si ceux-ci lui intimaient de se dépêcher de résoudre le problème. Les vieux semblent moins pressés, moins anxieux à l’idée de fermer le couvercle de leurs tombes sur une résolution satisfaisante. Lolita, cela fait deux mois qu’il vit avec.
Extraits
Commenter ce livre