La chute de la maison Knoedler
Il en est des réputations comme du lait sur le feu : mieux vaut les surveiller de près. Jugée à l’aune de plus de cent cinquante ans de bonnes et loyales pratiques du haut négoce de l’art, la maison Knoedler est tombée en quelques jours comme une poire blette. Pourquoi ? L’Amérique est aussi prompte dans ses engouements qu’elle l’est à ouvrir ses trappes sous les pieds des puissants. De Park Avenue aux prisons d’État, la distance serait-elle moins lointaine qu’on ne l’imagine ? La simple lecture des quotidiens américains suffit à s’en convaincre. Le scandale est le garde-fou qui tempère les velléités des aventuriers. Derrière le Quousque non ascendet planent la disgrâce et la ruine du surintendant Fouquet : un profil bas vaut souvent mieux qu’une incommodante arrogance.
Jusqu’au 30 novembre 2011, rien ne pouvait laisser présager que la galerie Knoedler serait un jour traînée devant les tribunaux de l’État de New York. D’un siècle à l’autre, on cultivait dans ce coin le plus huppé de l’East Side une passion pour l’art. Knoedler est, ou plutôt était, l’équivalent d’un Agnew à Londres, ou d’un Kugel à Paris : une de ces maisons citées en exemple pour son professionnalisme et le sérieux absolu de ses équipes. Un temple de l’art où musées et collectionneurs achetaient sans sourciller, à l’abri des risques et des regards indiscrets. Objets, peintures, sculptures proposés à ces amateurs éclairés se devaient d’avoir un pedigree irréprochable et les équipes en place une fiabilité à la hauteur de la réputation de la maison.
Comme ses rares concurrents ne travaillant qu’avec « la crème de la crème », Knoedler cultivait le secret et cette réserve de bon aloi propre aux grandes maisons : vitrines sobres, publicité minimale, adresse irréprochable, aucun visiteur n’y entrait par hasard. Un accueil attentif sans servilité, souriant mais froid, hissait le visiteur vers les cimes du goût. Il ne s’agissait pas de l’intimider mais de lui donner, d’emblée, le sentiment d’être « reconnu ». Formé dans les meilleures écoles, le personnel de Knoedler connaissait sa partition sur le bout des doigts. Entre les mains de managers à l’allure irréprochable, d’experts passés sous les fourches caudines des plus grandes maisons de ventes, le client se sentait en confiance. Comment vendre des tableaux à plusieurs dizaines de millions de dollars sans avoir un sens psychologique surdéveloppé ?
Au hasard de questions ciblées sur les préférences de l’acheteur potentiel s’esquissaient son cadre de vie et, accessoirement, le lieu dans lequel l’œuvre recherchée serait un jour placée : New York ou l’Europe ? Une villégiature ou l’intérieur d’un paquebot ? Les commentaires du client, s’attardant sur tel ou tel tableau, fourmillaient d’indications sur sa « surface financière ». Gros gibier ou simple amateur ? Une étiquette à remplir en priorité. Aux étages supérieurs, grâce aux caméras installées un peu partout dans la galerie, les petites mains s’affairaient. L’identification du visiteur, photographié sous toutes ses coutures, était en cours : si son nom figurait déjà sur le fichier général des grands collectionneurs, Ann Freedman, présidente de Knoedler, surgissait spontanément pour l’aider dans ses réflexions. Ann Freedman est, à elle seule, un cas d’école. L’exemple parfait de la self-made-woman passée d’un emploi de réceptionniste au poste de présidente de la galerie d’art la plus respectée des États-Unis. Le type de réussite qui enchante et donne à l’Amérique une attractivité unique au monde. On y démarre en servant le café et on achève sa carrière au sommet de l’échelle sociale. À ceux qui se disent que cela n’arrive jamais, la vertigineuse ascension d’Ann Freedman apporte un démenti sans appel.
Extraits
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