#Essais

Crime et utopie. Une nouvelle enquête sur le nazisme

Frédéric Rouvillois

La thèse est audacieuse : le nazisme était un projet utopique au sens fort du terme. Elle est audacieuse parce nous avons tendance à exonérer l'utopie pour n'en conserver que la dimension émancipatrice, en minorant les dérives, les erreurs, les meurtres qu'elle a aussi produits. A présent, mettons face à face la rhétorique nazie et les caractéristiques fondamentales de l'utopie : refaire l'homme par l'éducation, le travail et le sport ; bâtir une cité réconciliée, unie et heureuse, tenter de la rendre éternelle... Point par point, Frédéric Rouvillois démontre un emboîtement presque parfait - et mortifère. La volonté nazie de refaçonner le monde avait beau être délirante, elle était strictement réglée et se voulait rationnelle. L'idéologie national-socialiste était paranoïaque, théoriquement indigente, c'est vrai, mais elle aussi promettait l'épanouissement d'un peuple élu. Sinon, comment expliquer l'engouement des Allemands pour un projet aussi monstrueux ? Envisager le nazisme sous l'angle de l'utopie permet deux choses. De souligner le parallèle avec l'autre totalitarisme du XXe siècle, le communisme : il n'y a pas d'utopie innocente. De comprendre le "judéocide", massacre conçu et organisé comme la condition et l'une des finalités de cette utopie criminelle. Le premier rapprochement est admis par beaucoup. Le second est plus inédit, mais l'idée de l'utopie comme intrinsèquement porteuse de génocide s'impose à nous à la lecture de cet essai.

Par Frédéric Rouvillois
Chez Flammarion

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Editeur

Flammarion

Genre

Histoire internationale

 

 

 

 

 

 

Introduction

 

La chambre des mouches

 

 

En août 1944, l’Allemagne nazie se trouve sur tous les plans dans une situation désespérée : l’ennemi est aux frontières, la terreur règne après l’attentat contre Hitler, le pays est ravagé par les bombes tandis que la politique génocidaire s’emballe. Un monde s’écroule. Pourtant, celui qui à force de persévérance est devenu le second personnage de l’État nazi et le défenseur le plus intransigeant de sa doctrine, le Reichsführer SS Heinrich Himmler, passe de longues heures à mettre au point la méthode qui, plus tard, après la victoire définitive du Reich, devrait permettre de rééduquer les officiers et les membres de la police insuffisamment préoccupés par… le problème des mouches et des moustiques1. Les fautifs, précise le mémoire établi par Himmler, seront cloîtrés « pour un temps plus ou moins long » dans une salle où auront été introduits au préalable « des centaines, des milliers de mouches et de moustiques » ; dans cette pièce, où l’on aura entreposé de nombreux ouvrages spécialisés sur la question, « les fautifs qui y seront enfermés devront étudier en détail cette littérature, et il leur sera demandé de rédiger chaque jour des dissertations exhaustives, par exemple : “Les mouches, vecteurs de maladies”, “Pourquoi avons-nous besoin de moustiquaires”, etc.2 ». Ce projet délirant n’est qu’un détail dérisoire au regard de la marée tragique qui déferle sur l’Allemagne et l’Europe, déclenchée par les apprentis sorciers du national-socialisme. Cependant, il semble caractéristique de la dimension utopique du nazisme3, à la fois comme idéologie et comme pratique.

L’utopie dont nous parlons, précisons-le d’emblée, n’est pas celle que désigne le sens appauvri et polémique apparu au cours du XIXe siècle, dans lequel « utopie » est un simple synonyme de « chimère », de « rêve impossible », l’adjectif « utopique » étant conçu comme l’antithèse de « scientifique ». Ce dont nous prétendons parler ici, c’est de l’utopie au sens fort : l’utopie comme volonté de construire un paradis sur terre, comme effort conscient et planifié pour établir une « république parfaite », rationnelle, heureuse, unifiée et réconciliée, l’utopie telle que la conçoit, au début du XVIe siècle, celui qui est à la fois l’inventeur du mot et du genre, l’humaniste anglais Thomas More4.

Si la « chambre des mouches » relève bien de cette logique, c’est dans la mesure où elle manifeste la volonté, sans doute délirante, mais strictement réglée et prétendument rationnelle, de maîtriser la nature, de refaire l’homme par l’éducation, la technique et la science5. De prévoir, jusqu’au plus infime moellon, jusqu’à la tuile la plus modeste, jusqu’au dernier grain de sable, l’architecture de la cité idéale : celle où les officiers ne souriront plus lorsque l’on évoquera devant eux les nuisances causées par les mouches, où ils seront ainsi à même de tenir pleinement leur place. Dans le petit livre qu’il publie en 1516, Thomas More ne cesse de jouer sur les mots, et notamment, sur la quasi-identité sonore des termes u-topia, « le lieu qui n’est pas », et eu-topia, « le pays du bien », « le pays de la perfection ». La chambre des mouches se situe elle aussi à mi-chemin entre le projet, rédigé de bout en bout par un homme qui a planifié l’extermination sans pitié de millions d’autres êtres humains, et le rêve, celui qu’il exposait à de hauts responsables SS en 1937, de « refaçonner une Terre plus belle qu’aujourd’hui6 » dans le cadre du Grand Reich millénaire. Un rêve qui, à l’été 1944, constitue en outre un symptôme effarant du décrochage avec la réalité.

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19/02/2014 357 pages 23,00 €
Scannez le code barre 9782081270800
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