Introduction
La chambre des mouches
En août 1944, l’Allemagne nazie se trouve sur tous les plans dans une situation désespérée : l’ennemi est aux frontières, la terreur règne après l’attentat contre Hitler, le pays est ravagé par les bombes tandis que la politique génocidaire s’emballe. Un monde s’écroule. Pourtant, celui qui à force de persévérance est devenu le second personnage de l’État nazi et le défenseur le plus intransigeant de sa doctrine, le Reichsführer SS Heinrich Himmler, passe de longues heures à mettre au point la méthode qui, plus tard, après la victoire définitive du Reich, devrait permettre de rééduquer les officiers et les membres de la police insuffisamment préoccupés par… le problème des mouches et des moustiques1. Les fautifs, précise le mémoire établi par Himmler, seront cloîtrés « pour un temps plus ou moins long » dans une salle où auront été introduits au préalable « des centaines, des milliers de mouches et de moustiques » ; dans cette pièce, où l’on aura entreposé de nombreux ouvrages spécialisés sur la question, « les fautifs qui y seront enfermés devront étudier en détail cette littérature, et il leur sera demandé de rédiger chaque jour des dissertations exhaustives, par exemple : “Les mouches, vecteurs de maladies”, “Pourquoi avons-nous besoin de moustiquaires”, etc.2 ». Ce projet délirant n’est qu’un détail dérisoire au regard de la marée tragique qui déferle sur l’Allemagne et l’Europe, déclenchée par les apprentis sorciers du national-socialisme. Cependant, il semble caractéristique de la dimension utopique du nazisme3, à la fois comme idéologie et comme pratique.
L’utopie dont nous parlons, précisons-le d’emblée, n’est pas celle que désigne le sens appauvri et polémique apparu au cours du XIXe siècle, dans lequel « utopie » est un simple synonyme de « chimère », de « rêve impossible », l’adjectif « utopique » étant conçu comme l’antithèse de « scientifique ». Ce dont nous prétendons parler ici, c’est de l’utopie au sens fort : l’utopie comme volonté de construire un paradis sur terre, comme effort conscient et planifié pour établir une « république parfaite », rationnelle, heureuse, unifiée et réconciliée, l’utopie telle que la conçoit, au début du XVIe siècle, celui qui est à la fois l’inventeur du mot et du genre, l’humaniste anglais Thomas More4.
Si la « chambre des mouches » relève bien de cette logique, c’est dans la mesure où elle manifeste la volonté, sans doute délirante, mais strictement réglée et prétendument rationnelle, de maîtriser la nature, de refaire l’homme par l’éducation, la technique et la science5. De prévoir, jusqu’au plus infime moellon, jusqu’à la tuile la plus modeste, jusqu’au dernier grain de sable, l’architecture de la cité idéale : celle où les officiers ne souriront plus lorsque l’on évoquera devant eux les nuisances causées par les mouches, où ils seront ainsi à même de tenir pleinement leur place. Dans le petit livre qu’il publie en 1516, Thomas More ne cesse de jouer sur les mots, et notamment, sur la quasi-identité sonore des termes u-topia, « le lieu qui n’est pas », et eu-topia, « le pays du bien », « le pays de la perfection ». La chambre des mouches se situe elle aussi à mi-chemin entre le projet, rédigé de bout en bout par un homme qui a planifié l’extermination sans pitié de millions d’autres êtres humains, et le rêve, celui qu’il exposait à de hauts responsables SS en 1937, de « refaçonner une Terre plus belle qu’aujourd’hui6 » dans le cadre du Grand Reich millénaire. Un rêve qui, à l’été 1944, constitue en outre un symptôme effarant du décrochage avec la réalité.
Extraits
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