#Roman francophone

Des néons sous la mer

Frédéric Ciriez

Mêlant La satire de mœurs, l'érudition parodique, L'anticipation sociopolitique et le mélodrame portuaire, Des néons sous la mer se présente comme une fiction inclassable qui multiplie Les voies d'eau pour approcher la question complexe, et ici décomplexée, de la prostitution.

Par Frédéric Ciriez
Chez Editions Gallimard

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Genre

Littérature française

 

 

 

 

 

 

 

Ce carnet de bord rend compte de mes activités dans une maison de joie située en baie de Paimpol. Il n’a pas l’ambition d’une étude universitaire classique relevant de la sociologie participative qui voudrait s’ériger en description de référence de la vie d’un bordel contemporain — je n’en ai ni la compétence scientifique ni la patience rhétorique. Il est également étranger au bricolage, par un auteur intuitif et admiré, d’un petit essai à la française sur la peur de l’eau. Disons qu’il exprime un travail de comptabilité personnelle, une tentative de recensement ethnographique des propriétés d’un univers dont je demeure le témoin privilégié, et où surtout je suis heureux, en compagnie de femmes téméraires, magnétiques chacune à leur manière.

 

 

 

 

 

Je suis salarié. Je m’occupe du vestiaire. J’ai obtenu ce poste il y a deux ans par une agence d’intérim. Après une longue période de petits jobs sous-payés, j’avais envie de changer de vie. Un travail au bord de la mer, loin des entrepôts de Saint-Ouen. On m’a rapidement contacté et tout s’est fait très vite. Un train pour Paimpol (billet offert). Un taxi (course offerte). Un entretien d’embauche axé sur ma personnalité. Je crois que je plais aux filles qui décident de me garder à leur côté. Ai-je brillé comparé aux autres candidats ? Rétrospectivement, je pense surtout que les prostituées m’ont senti des leurs : peut-être une indifférence à la pénibilité des tâches, une capacité à passer de rôle en rôle sans états d’âme, à changer de fonction comme de draps, quelque chose comme ça.

Je m’occupe du vestiaire et de rien d’autre, à part de temps en temps du courrier administratif des prostituées peu à l’aise avec la paperasse, même si elles sont loin d’être majoritaires ici — plusieurs ont le bac, quelques-unes un diplôme d’études supérieures, comme moi qui suis titulaire d’un master 1 en Histoire du cinéma. Il m’arrive aussi, de temps à autre, quand elles me le demandent ou quand je les sollicite pour alimenter mon carnet, d’écrire leur « portrait » ou de fixer en quelques pages « l’histoire de leur vie ». Celles à qui je rends ce service sont émues à chaque fois qu’elles se lisent. Le grand phénomène, c’est que je m’efface derrière leur moi, comme dans les fausses autobiographies de vedettes. Et pourquoi les filles de joie n’auraient-elles pas droit à leur petit « je », elles aussi ?

Je ne participe en rien aux bénéfices de la maison, ce qui évite bien sûr l’écueil d’un proxénétisme déguisé (métier pour lequel on ne recrute généralement pas via un circuit classique…). Mes rapports avec les prostituées ne sont ni ceux d’un ami ni ceux d’un petit frère — j’ai quand même vingt-sept ans —, mais ceux d’un vestiaire professionnel, d’un collaborateur sans faille travaillant avec d’autres professionnels, avec sérieux et empathie. Il est de toute façon nécessaire, pour les filles comme pour moi, de maintenir la bonne distance psychologique entre la prestation et les sentiments, surtout dans un cadre où, d’une manière ou d’une autre, la maîtrise personnelle et le contrôle des émotions sont plus importants qu’ailleurs. La prostitution n’est pas neutre, comme les regards, les attitudes et la manière de s’exprimer. La bonne tenue du vestiaire est donc mon quotidien, en échange d’un salaire inespéré de trois mille cinq cents euros net par mois (hors primes et pourboires). Où aurais-je pu trouver mieux ? J’ai pris un bel appartement sur le port de Paimpol. J’ai acheté une motocyclette pour me promener sur le littoral. Quand j’ai du temps, je prends des cours de voile. Je vais souvent au cinéma — Patrick Dewaere, dont je possède trois T-shirts signés, est d’ailleurs né pas très loin sur la côte, à Saint-Brieuc. Je fais un tour à Paris une fois par mois. J’ai quatorze semaines de congés payés qui me permettent d’entretenir mon tempérament cosmopolite. Je reçois. J’observe. On me dit. Je recense. Je griffonne. Je vis. Je suis bien.

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25/08/2008 299 pages 19,30 €
Scannez le code barre 9782070120758
9782070120758
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