#Roman francophone

Un sang d'aquarelle

Françoise Sagan

Paris, 1942. Constantin von Meck, metteur en scène allemand qui a fait l'essentiel de sa carrière à Hollywood, tourne un film pour la U.F.A. Il ironise sur ses compatriotes, s'insurge contre les brutalités policières, tente de sauver deux techniciens juifs, est révolté par une scène de torture, mais il ne remet pas fondamentalement en cause ni l'Allemagne nazie, ni la collaboration, ni sa propre attitude. Il aime la vie et les femmes - surtout la sienne, la belle Wanda. Il aime les hommes, les personnages extravagants et le rire. Séduisant, bruyant, drôle lui-même, il avoue pourtant avoir du " sang d'aquarelle ". Il lui faudra la révélation de l'horreur devant laquelle, d'abord, il recule pour affronter finalement son destin, au terme d'une existence placée sous le double signe de la comédie et de la tragédie.

Par Françoise Sagan
Chez Editions Gallimard

0 Réactions |

Genre

Littérature française (poches)

 

 

 

CHAPITRE I

 

 

« Attention ! c'est le dernier plan, on va tourner tout de suite ! »

Rejoignant sa caméra Constantin von Meck, le metteur en scène le plus populaire pendant vingt ans d'Hollywood et d'Europe et depuis trois ans de la seule Allemagne, rentra dans le champ et au passage des spots firent briller ses cheveux cuivrés, ses moustaches rousses, ses yeux fendus jusqu'aux tempes tout en soulignant les pommettes hautes, le nez et les lèvres charnues qui donnaient à ce visage, au-dessus d'un corps dégingandé de plus d'un mètre quatre-vingt-quinze typiquement américain un air cosaque – mais un cosaque civilisé et souriant.

A quarante-deux ans, Constantin von Meck était aussi célèbre pour ses excentricités que pour ses films et il fallait qu'il eût bien du talent et bien du succès pour que la puritaine Allemagne nazie fermât les yeux et les oreilles sur ses excès privés autant que sur ses tiédeurs civiques. Après avoir fait carrière à Hollywood, y avoir épousé la star des stars Wanda Blessen et vécu vingt-cinq ans en Californie, ce retour en Allemagne en 1937, sous le prétexte d'une Médée commandée par la U.F.A., avait fait un scandale sans précédent dans la grande Amérique et dans le monde libre en général. On avait découvert avec stupeur et tristesse que l'indépendant, le spirituel, l'incorrigible Constantin von Meck était un fanatique – et de quelque manière un traître – découverte que l'Allemagne avait faite, elle, avec ravissement et orgueil. Mais s'il y tournait depuis lors des comédies distrayantes, elles étaient de moins en moins ambitieuses et aussi peu politisées que possible. Constantin von Meck avait refusé disait-on de tourner La Femme juive ou toute autre œuvre plus engagée et cela avec une netteté qui avait, disait-on, indigné les dignitaires du IIIe Reich et qui lui aurait été fatale si ses films n'avaient été les seuls à faire rire le tout-puissant Docteur Goebbels, ministre de la Culture et de la Propagande hitlérienne. La protection de ce dernier lui était officiellement acquise, pour son plus grand bien. Car en dehors de sa faiblesse pour la racaille juive et de sa totale inculture en matière politique, en dehors de son manque d'enthousiasme pour le Parti National Socialiste, Constantin von Meck était soupçonné d'un goût excessif pour les alcools, les drogues, les femmes et même les hommes, encore que cette dernière tendance fît rire aux larmes bien des créatures dans bien des capitales. Néanmoins, il suffirait que Goebbels s'amusât moins à une de ses projections pour que Constantin découvrît que vingt kilomètres seulement séparaient Munich de Dachau.

En attendant vigoureux, dégingandé et souriant, debout dans ses vieilles bottes de western, entremêlant ses ordres et ses conseils de termes anglais aussi machinaux – espérait-on – qu'inopportuns, Constantin semblait l'insouciance sur la terre.

« Alors, on y va ! dit-il, ma petite Maud, je vous rappelle que c'est le dernier plan de ce merveilleux film d'amour et que votre texte y est un des plus palpitants de tous les dialogues. Je tiens à ce que vous y soyez inoubliable. Allez ! hurry up. Moteur... »

Commenter ce livre

 

01/04/1989 279 pages 7,00 €
Scannez le code barre 9782070381425
9782070381425
© Notice établie par ORB
plus d'informations