Pour ma cousine Leslee Leong,
ma complice dans l’entretien
du souvenir.
FILLES DE SHANGHAI
L’action de Filles de Shanghai se déroule de 1937 à 1957. Les lecteurs y trouveront un certain nombre d’expressions que nous qualifierions aujourd’hui de politiquement incorrectes, mais qui étaient à l’époque d’un usage courant. J’ai utilisé le système Wade-Giles pour la translittération des mots chinois – qu’il s’agisse du mandarin, du cantonais ou des dialectes de Sze Yup et de Wu –, soucieuse là encore de respecter l’usage de l’époque.
Concernant les taux de change : la monnaie qui avait cours à Shanghai jusqu’en novembre 1935 était le dollar d’argent ; le yuan chinois lui a succédé à partir de cette date. Les deux monnaies avaient à peu près la même valeur. J’ai choisi de m’en tenir aux dollars et aux cents, étant donné qu’ils étaient encore en circulation et que cette monnaie est plus familière aux lecteurs occidentaux. La valeur des petites pièces en cuivre allait de 300 à 330 piécettes pour un dollar d’argent (ou un yuan).
— Notre fille ressemble à une paysanne du sud de la Chine avec ces joues rouges, se plaint mon père, ignorant ostensiblement la soupe qu’on a posée devant lui. Tu ne peux vraiment rien y faire ?
Maman le regarde, mais que peut-elle répondre ? J’ai un assez joli visage – certains le qualifient même de charmant – mais il n’a pas la pâleur de la perle dont je porte le nom. J’ai tendance à rougir pour un rien. Pire encore, je suis sujette aux coups de soleil. Dès que j’ai eu cinq ans, ma mère a commencé à m’enduire le visage et les bras de diverses crèmes. Elle mélangeait aussi de la poudre de perles à mon jook, le potage de riz matinal, dans l’espoir que leur blancheur naturelle imprégnerait ma peau. Cela s’est avéré inefficace. Pour l’instant, mes joues sont écarlates – ce que mon père a en horreur – et je me recroqueville sur ma chaise. J’ai tendance à me faire toute petite devant lui, mais c’est encore pire quand ses yeux délaissent ma sœur pour se porter sur moi. Je suis plus grande que mon père, ce qui a le don de l’irriter. Nous vivons à Shanghai, où le fait de posséder la plus grande voiture, la plus grande maison ou le plus grand immeuble, témoigne que l’on est une personne d’importance. Je ne suis pas une personne d’importance.
— Elle se croit maligne, poursuit mon père.
Il porte un costume occidental, d’excellente coupe. Ses cheveux laissent apparaître quelques rares mèches grises. On le sent tendu depuis quelque temps, mais ce soir son humeur est encore plus sombre qu’à l’ordinaire. Peut-être son cheval préféré a-t-il perdu aux courses ou les dés ne lui ont-ils pas été favorables.
— Une chose est sûre, continue-t-il, c’est qu’elle n’est pas bonne à grand-chose.
C’est une autre critique favorite de mon père, inspirée d’un propos de Confucius qui prétend qu’« une femme cultivée est une femme inutile ». Les gens me trouvent trop studieuse – ce qui, même en 1937, est loin d’être un compliment. Et j’ai beau être maligne, j’ignore comment me prémunir contre les propos de mon père.
Extraits
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