INTRODUCTION
Où l’on soutient que la pensée contemporaine ne peut être réservée aux experts
« Maître à penser » évoquait autrefois le guide spirituel plutôt que le philosophe – le gourou plutôt que le chercheur. Histoire ancienne, désormais, car cette expression propre à la langue française a changé de sens. Elle désigne à présent ceux que l’époque considère comme repères intellectuels majeurs, et dont l’audience devient exceptionnelle. Car le XXe siècle invente le philosophe star. En leur temps, Voltaire ou Diderot, étaient certes connus de l’Europe entière. Pourtant, leur renommée n’atteignait pas l’ampleur de celle de nos contemporains. La communication est passée par là. Les maîtres à penser naissent avec la presse, la radio et la télévision. Henri Bergson est le premier à susciter ce mélange de rumeur mondaine, d’attention littéraire et de malentendus multiples dont sont entourés nombre de philosophes aujourd’hui. Jacques Derrida est l’un des derniers en date de ces auteurs dont les livres difficiles s’entourent d’une aura de ferveur, presque de piété. Martin Heidegger, Jean-Paul Sartre, Albert Camus, Michel Foucault connaissent aussi cette métamorphose en personnages
de fiction.
Car le maître à penser n’est pas seulement ce qu’il publie et professe. Une légende l’entoure. Son influence dépasse le cercle étroit de ceux qui ont vraiment compris ses travaux. Elle va au-delà de la sphère, déjà plus étendue, de ceux qui l’ont lu sans avoir tout saisi. Sa renommée touche ceux qui connaissent à peine son travail, mais croient malgré tout percevoir chez lui une posture singulière envers le monde.
On s’en doute, pareille métamorphose du philosophe en maître à penser est à double tranchant : nuisible et bénéfique, trompeuse et révélatrice. Une célébration bruyante permet d’évacuer aisément la puissance des œuvres, évite de prendre en compte leur contenu, exigeant et dérangeant. Il est évidemment plus facile de vénérer un maître que de déchiffrer une œuvre.
Pour ma part, je préfère les textes. C’est pourquoi, sans méconnaître leurs images publiques, ce livre s’attache à ce que ces penseurs ont pensé et publié, à leur manière de prolonger les aventures de la vérité, même s’il n’est pas inutile, pour approcher les théories, d’évoquer les hommes et de retracer leurs trajectoires.
Car ces maîtres à penser sont aussi des êtres de chair et de sang. Je le sais pour avoir poursuivi quelques discussions avec Claude Lévi-Strauss, Emmanuel Levinas, Gilles Deleuze, Louis Althusser, Michel Foucault, Jacques Derrida, Jürgen Habermas. Ils ne sont donc pas des noms sur des couvertures de livres, mais aussi des timbres de voix, des styles de regard, des manières de se tenir, d’infléchir la tête ou de serrer la main.
Raisons d’un choix
Ce livre fait suite à Une brève histoire de la philosophie, qui s’est efforcé, à propos d’une vingtaine de classiques de la pensée occidentale, de montrer que les philosophes « ne sont pas des extra-terrestres » : on peut comprendre ce qu’ils disent, leurs pensées sont suscitées par ce que nous vivons tous. Ce volume aurait pu s’intituler Unebrèvehistoirede la philosophie contemporaine. Il poursuit un but identique : être utile, tout simplement, et fournir des points de départ, exacts et accessibles, pour aborder de grands penseurs de notre époque.
Extraits
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