#Roman francophone

Le petit fer à repasser

Annie Cohen

"On n'écrit pas pareil quand on est orphelin." La mort de son père inaugure chez Annie Cohen une période de grand trouble. Elle décide de rompre avec sa géographie personnelle et de s'installer définitivement en Corse, en compagnie de Fra, son mari cinéaste, et de Rita, "la plus exquise des petites chiennes". Parenthèse heureuse, vite submergée par la vague de la dépression. Désormais une seule chose l'obsède : "Tout flamber !", "Taper" dans l'héritage de son père pour meubler leur splendide appartement loué sur un coup de tête. "Et mes goûts de luxe ! De folie ! Car nous ne sommes pas allés chez But, Bricorama, Conforama, Leroy Merlin, Géant Casino pour meubler cet appartement ! Non ! Nous avons mis la barre très haut ! Les plus beaux magasins de la ville ! Plus dingue, plus cher, on ne trouve pas ! Un lit capitonné rouge au matelas de rêve, une table et un buffet en céramique noire, folie des folies, hors de prix, un canapé avec méridienne pour richards. Un équipement complet de cuisine, four à pyrolyse, machines à laver le linge et la vaisselle, frigo énorme, et le plus adorable des petits fers à repasser. Je n'avais qu'une seule consigne : prendre tout ce que j'aime, sans aucune restriction. Il aurait fallu une baffe, une gifle pour me faire revenir sur terre. Trop tard. Foutu ! Lâché ! Tout avait lâché !" Le retour en catastrophe à Paris, un passage à Sainte-Anne, la mort de Rita marquent la fin d'un cycle. Dans son théâtre intime, Annie Cohen met en scène de façon saisissante ce voyage au bout de l'addiction. Une "comédie", parfois tragique, souvent irrésistiblement drôle, comme s'il lui avait fallu vivre l'excès pour retrouver l'ascèse de l'écriture.

Par Annie Cohen
Chez Editions Gallimard

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Genre

Littérature française

 

 

 

 

 

 

 

 

La peur me ronge de ne plus pouvoir écrire.

Stérile, oui maman, je le pensais, je le pense encore. Ne pas savoir enfanter ; ne pas pouvoir ; ne pas vouloir donner un corps au prolongement de soi-même ; suite interrompue, brisée, celle du nom de famille ; points de suspension dans un idéal parfait sans progéniture. Silence sur ce sujet, pas de sujet, mais une conjugaison inconnue, une forme à bâtir, à édifier, pour effacer une carence, une déficience, un défaut de fabrication. Ventre peuplé de cailloux, de steppes désertiques qui se souvient néanmoins d’un ventre fécond prolifique et inventif. Qu’en est-il de ceux qui avancent dans les paysages sauvages inhabités, de quelles chaînes sont-ils l’écho ? De quel holocauste ? Réponds-moi ! Toile de fond dans une couleur majuscule qui donne le ton général.

Je n’ai jamais coiffé ma mère. Elle avait les cheveux courts, noirs, bouclés.

Recroquevillée sur le tapis, je tente d’occuper le panier du chien. Trop petit, si petit ! Le regard de l’animal m’interroge. Cesse de jouer avec le feu ! Sa langue râpeuse atteint le coin de mes yeux. Attention au dérèglement destructeur ! J’entends Teotihuacán ! Teotihuacán !

Quelle est cette langue qui revient ? Serait-ce celle des Rois catholiques ?

Et si ce n’est à Mexico, j’aurais pu débarquer à Guadalajara ou à Monterrey avec les premiers bannis, les proscrits, les expulsés, les crypto-Juifs. Conversos de la Nueva España qui priaient en cachette dans des maisons transformées en temples ambulants et sacrés. Qui respectaient les traditions alimentaires. Fermaient leurs échoppes le samedi. Circoncisaient leurs fils. Allumaient les bougies le vendredi soir.

Je garde en mémoire le numéro de téléphone de maman. Qui ne m’appellera plus jamais. Mais qui chantait en espagnol dans son Oranie natale. C’est quoi, écrire dans la langue qui n’est plus celle de sa mère ?

Elle pliait ses chemises de nuit, nos bavoirs, nos langes comme des objets de culte. La maison était son église. Ses napperons, ses cuivres étaient son vocabulaire aimé. Elle retirait toujours ses souliers du dehors. Dedans était son lot béni, sa demeure, son temple. Son unique patrimoine. Elle se souvenait des multiples expulsions. Celles des communautés séfarades d’émigrés turcs. Générations très anciennes venues d’Espagne. Dans un Mexique clément, hospitalier. Et plus tard, quand l’Europe était en feu, quand les Juifs cherchaient un refuge, un pays, une patrie, une protection, Mexico. Quand la dissémination n’avait pas émietté leur foi. Leur foi de vivre. Est-ce à dire que les Juifs aiment la terre où sont leurs pieds ? Dans la joie des lendemains. Sans regret ni passé. Ma mère range la chambre en fredonnant Besame Mucho. J’ai épousé un homme qui porte les initiales de ma mère. J’ai épousé ma mère.

 

Cette nuit encore, j’ai été réveillée par mon propre rire. Un rire aux éclats. Au téléphone avec mon cousin Léon. Au point de réveiller ma mère. Et sans conscience de ce qui provoquait cette hilarité. C’est ainsi que je vis quand je dors entre les bras de Fra. Elle m’attend à Mexico. Toutes les mères sont à Mexico ! C’est l’homme de mon lit qui me le dit ! Il me prend contre lui. Il dit aussi que ma peau est douce ! Et que nos parfums mêlés appellent la création ! Freesia blanc poivré, sur une note boisée pour lui. Rose de Turquie, feuilles d’oranger, baies roses, musc blanc, iris pour moi.

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30/10/2014 128 pages 15,50 €
Scannez le code barre 9782070147281
9782070147281
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