Bangkok
Droit de cité des Anges
La première journée à Bangkok est une nuit, donc une nuit blanche, comme à Saint-Pétersbourg en été. On arrive à minuit heure française, mais le jour est déjà levé en Thaïlande, où il est 5 heures du matin. On ne sait pas s’il faut se coucher ou se promener. On se trouve à l’intérieur d’une hésitation. L’arrivée à Bangkok, pour un Français, est un mélange de faux jour et de nuit américaine, d’où son caractère irréel, incertain. Le soleil ne s’est pas couché pour nous, ce qui lui donne cette lumière hagarde aux yeux globuleux injectés de sang.
Au Shangri-La, il faut prendre les chambres qui se terminent par 14 ou par 18. 14-18, deux dates faciles à se rappeler pour un Européen. Les 14 regardent le Sud mystérieux, le 18 le Nord prestigieux. Où règne le roi jaune Bhumibol. L’homme le plus chanceux du monde : il gouverne trente millions de jolies Thaïlandaises. Né le 5 décembre 1927. Un Sagittaire, évidemment. Une chance pareille, ça ne pouvait pas tomber sur un Gémeaux. De ma chambre, la 2014, on aperçoit, sur Thonburi, le Peninsula et le Hilton, les deux principales forteresses longilignes capitalistes de la rive droite. J’essaie d’imaginer, sur mon balcon du vingtième étage caressé par le souffle tiède du vent plein des cendres de Joseph Conrad et de Somerset Maugham, ces vies d’hôtel : financiers australiens, diplomates néo-zélandais, marchands d’armes hongrois, veuves indiennes, divorcées néerlandaises, architectes belges, promoteurs écossais. Réduits dans l’obscurité à de minuscules carrés de lumière électrique.
Bangkok est plutôt Rive gauche, comme moi. Enfin visité, après quatre séjours, Yaowarat, la ville chinoise, et Dusit, la ville chichiteuse. Une cité, il faut la prendre doucement, comme un puceau prend une pucelle. Les touristes violeurs brutalisent Bangkok en trois coups, je veux dire en trois jours, et se débinent pour aller cuver leur orgasme dégueulasse sur une plage où il n’y a rien à voir à part eux-mêmes.
Sur TV5 Asie, une soirée suisse où sont exposées toutes les peurs de ce grand peuple peureux : la mafia qui menace Carla Del Ponte, la saleté de Lausanne combattue par les volontaires de la propreté, les petits-fils qui maltraitent leurs grands-parents après avoir saccagé la tronche de leur mère, les voyageurs européens dépressifs en Asie. Crime organisé, papiers gras, adolescents délinquants, voyages à risque, voilà tout ce dont la Suisse a soin de se garder. Pendant que je ricane sur le sofa – en thaï : sofa – de ma chambre, Pascal Bertschy, de La Liberté de Fribourg, me téléphone pour m’annoncer qu’il a fait un article sur Le hussard rouge, mon dernier livre. Celui-ci rassemble des chroniques méchantes écrites entre 1981 et 2001 dans un tas de journaux malfamés (L’Humanité, L’Idiot international, Immédiatement, Citizen K…). J’ai même rencontré un Suisse pas peureux.
Extraits
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