#Roman étranger

Dora la dingue

Lidia Yuknavitch

"Je ne sais pas comment, mon père s'est mis dans la tête que j'avais besoin d'un psy", se demande Ida, adolescente en crise qui décide un soir de se raser le crâne avant de passer à table, au grand dam de son père, volage et égoïste, et de sa mère, dépressive et alcoolique, qu'elle surnomme M et Mme Pharmazombie. Ida, ou plutôt Dora comme l'ont rebaptisée ses amies, double clin d'oeil à Dora l'Exploratrice et à la Dora de Freud, jeune patiente hystérique que le célèbre Sigmund a soignée en 1901, se voit ainsi obligée d'aller consulter un psychanalyste, qu'elle surnomme ironiquement Sig. Et Sig a du pain sur la planche car Dora souffre de toux persistante, d'évanouissements intempestifs et d'aphonie psychosomatique au moindre geste d'affection ou de désir à son égard. Gênant, surtout lorsque Obsidienne, amie dont Dora est secrètement amoureuse, tente de l'embrasser. Petite sueur du Tyler Durden de Fight Club, Dora conçoit l'analyse comme un combat de boxe mental qu'elle doit absolument remporter, et à chaque uppercut psychanalytique du vieux Sig, Dora riposte en prenant des poses lascives pour le déstabiliser. On suit hilare, choqué et fasciné, les aventures de Dora et ses amis (Obsidienne, mystérieuse Amérindienne ; Marlene, transsexuel rwandais féru de littérature érotique ; Little Teena, rouquin gay de 141 kilos, et Ave Maria, blonde maigrichonne s'exprimant uniquement par vocalises) qui lancent des raids artistiques dans les centres commerciaux ou prennent en filature Sigle psy en le filmant après avoir émietté 5 viagras dans sa tisane. Roman classique sur l'adolescence ? Bien au contraire... Dora la Dingue est un concentré de folie, un hymne aux décalés, aux névrosés du monde entier, dont Dora est l'électrique et inoubliable porte-parole.

Par Lidia Yuknavitch
Chez Editions Denoël

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Genre

Littérature étrangère

 

 

 

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Mère relave les cuillères. De là où je suis dans la cuisine, je vois le reflet de sa tête psychédélique : gros crâne, commissures des lèvres tombantes, yeux qui mangent le reste du visage. Une femme au visage affaissé. Sans déconner, regardez-la. Elle les décape salement, ces cuillères. Pauvres ustensiles en argent.

Être sa gamine, c’était un peu pareil.

Je vois le moindre détail de cette ville depuis la fenêtre de notre cuisine pourrie. Tout ce gris qui vire au bleu puis au noir. Les rues de Seattle qui courent dans tous les sens. Passants malingres. Trombes d’eau. Je vois le Space Needle. Sans doute le truc le plus con de la Terre. Au cœur de la pluie, la vue depuis l’appartement haut perché fait qu’on se croit dans un rêve. Je pose la main sur la vitre et je regarde la buée entourer mes doigts. J’enlève ma main. Voilà ce que je suis : une trace. Fille transparente. En peignoir éponge rose et dans des sous-vêtements de deux jours. Je veux une cigarette.

 

Mère. Je soupire. Elle frottera les cuillères jusqu’à ce qu’elle soit elle-même propre.

Je me frotte les yeux. J’ai l’impression que mon visage est barbouillé.

Vous voulez que je vous dise ? Dix-sept ans, c’est pas top. On a envie de prendre l’air, on a envie de se débarrasser de soi comme d’une vieille peau morte, on a envie de prendre les choses telles quelles et de tout balancer. On se fait des piercings sur le visage, on se fait tatouer... n’importe quoi pour sentir quelque chose d’autre que la torpeur dedans.

On invente des vêtements que les autres prennent pour des loques. On se défonce. On touche à la sexualité. On s’enfonce dans les oreilles des écouteurs qui crachent une musique si forte qu’elle en est inaudible. C’est la pulsation, la chaleur, l’impact, le martèlement et le cri de corps bientôt adultes. On envoie des textos à s’en fouler les pouces, on tourne des films à l’arrache. On vit par le son et la lumière — par la technologie. Avec, à portée de main, l’arsenal de dope de nos zombies de parents.

Je suis pas une criminelle.

Je suis juste la fille d’une mère. Je suis pas dingue.

Je.

Veux.

Juste.

Respirer.

J’entre dans le salon en marchant. Cette pièce me rappelle toujours Monsieur K. Elle sent même un peu comme lui. La première fois qu’il m’a draguée, Monsieur K. — le copain de mon père —, il avait un couteau à beurre dans la main. Pourquoi un couteau à beurre ? Allez savoir ! Il en avait un, point. Dans le salon, lui et moi. Et la pluie qui murmurait comme les bonnes sœurs contre les murs et les fenêtres. Son couteau à beurre en main, il a traversé le tapis dans ma direction. Il tremblait. Il a posé une main sur ma hanche, puis l’autre près de ma clavicule. J’avais un t-shirt des Pixies orné d’épingles de nourrice à l’encolure. Il s’est penché, m’a suçoté, mordillé le cou et il a gémi. Il sentait l’eau de Cologne Old Spice et les pastilles Altoids.

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trad. Guillaume-Jean Milan
10/10/2013 283 pages 20,00 €
Scannez le code barre 9782207114568
9782207114568
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