Editeur
Genre
Littérature française
Contre la plèbe, je conduis mon coursier au combat, en m’élançant vers lui,
Ô Seigneur fais que mon trépas survienne, non pas sur un catafalque aux vertes broderies,
Mais que ma tombe soit la panse d’un vautour charognard faisant la sieste, haut perché.
Que je meure en martyr au sein d’une escouade tremblante, attaqué au creux d’un défilé.
Tel un des preux de Chaybane unis par la crainte de Dieu lorsqu’ils mènent l’assaut,
S’ils quittent le monde, ils quitteront le mal, pour rencontrer ce que le Coran a promis.
AL TIRRIMAH
Notre héros avait bien senti qu’il se jetait dans une action qui, pendant toute sa vie, pourrait être pour lui un sujet de reproches ou du moins d’imputations calomnieuses.
STENDHAL
Les moteurs dégageaient une forte odeur de gas-oil. Devant la gare routière où d’ordinaire stationnaient les autocars de la Transmont, une dizaine de camions, des Skania, des Mercedes venus d’Allemagne, des Tam sortis des usines de Maribor, manœuvraient dans la poussière. Ils étaient chargés de gros fûts d’arbres qu’ils allaient convoyer jusqu’à Split ou Rijeka. Si tout se passait bien, Inch Allah, ils reviendraient avec un chargement de nourriture et de médicaments. Mais quand ? Dans une semaine ? Dans un mois ?
À une terrasse de bar, les chauffeurs prenaient un dernier café et, comme un rituel, versaient du sucre en abondance dans le djezva, un petit pot de cuivre qui contenait un épais breuvage. Parmi eux se trouvait Husejin. Avant la guerre, Husejin était forestier dans les massifs qui dominent le village, au cœur de la Bosnie. C’était un fort gaillard avec un visage percé de petits yeux rieurs. On disait qu’à la ferme de ses parents, il soulevait les charrettes à main nue quand il fallait changer une roue. Ses mains calleuses en avaient empoigné, des volants pour conduire les camions chargés de bois. Il s’acquittait de sa tâche sans un mot mais ses yeux semblaient signifier qu’il s’amusait de tout. Il connaissait comme sa poche chaque chemin, chaque nouvelle clairière formée par les coupes. Il ne comptait plus les allées et venues quotidiennes, à convoyer les hommes et le bois.
La guerre avait tout changé. Les Serbes étaient aux portes de la ville. Ils avaient même envoyé quelques obus sur les premières maisons du faubourg. Ils avaient touché une bâtisse en bois peinte en rose, avec une balustrade blanche, entourée d’un vaste parking. L’enseigne indiquait « diskoteka », mais toute la ville savait que c’est là que les soldats trouvaient de l’alcool et des filles. Sa destruction avait ému certains hommes, fait sourire d’autres et contenté les épouses. Il fut tout de même décidé une offensive pour repousser les Serbes et mettre la ville hors de portée de leurs mortiers.
Les tchetniks tenaient la route qui menait à Sarajevo. Husejin avait donc retrouvé le chemin de la montagne, celui que les Bosniaques empruntaient depuis la nuit des temps pour échapper aux contrôles des Turcs ou des troupes allemandes. Des sentiers de contrebandiers, jamais mentionnés sur les cartes. Ils partaient des faubourgs de la ville, invitant à d’innocentes promenades. Ils traversaient la rivière, la Drinjaca, sur un pont en bois, fait de traverses de chemins de fer, se glissaient parfois entre deux pans de montagne, et montaient, montaient toujours vers le sommet. Les hommes avaient passé des journées entières à les rendre carrossables. Par cette piste, on évitait les routes et les barrages. Aux enfants qui demandaient où elle menait, on répondait qu’elle allait jusqu’à la mer. Elle permettait de gagner la Croatie. Le grand-père d’Husejin l’avait empruntée avant lui, pour échapper aux Allemands, et il l’avait souvent emmené en balade, quand il était gamin. « Si tu hésites entre deux chemins, prends le plus escarpé, celui qui monte, c’est le bon », lui répétait-il.
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