Maintenant que le débat est officiellement posé autour des avantages et des inconvénients que le service Prêt Numérique en Bibliothèque peut avoir, les interventions se multiplient. Voici donc que SavoirsCom1 a listé dix idées reçues, qu’ils passent au crible, pour détailler PNB. Nous en proposons les trois premières. L’ensemble est à retrouver à cette adresse.
Le 26/10/2015 à 16:50 par La rédaction
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26/10/2015 à 16:50
ActuaLitté, CC BY SA 2.0
La revue Lettres Numériques a récemment publié sur son site un article qui, sans nous citer explicitement, prend le contre-pied de certains des arguments que nous avions exposés pour pointer les lacunes, les limites voire les dangers du système de « Prêt Numérique en Bibliothèque » (PNB). Voici une liste de dix idées reçues, et la façon dont le collectif SavoirsCom1 y répond. De quoi alimenter le débat, que nous menons conformément aux engagements que nous avons pris dans le Manifeste au fondement de la constitution de notre collectif.
1. PNB permettrait un gain financier et un gain de temps pour la médiation : on aimerait tellement que cela soit vrai…
« le coût total par livre physique doit aussi inclure les coûts lié au film de protection, à la puce RFID et/ou antivol, au temps de travail d’équipement, de catalogage, de mise en rayon, de prêt, de prolongation et de retours par les bibliothécaires, etc. Le temps gagné avec le numérique pourra servir à faire davantage de médiation numérique vers les usagers, par exemple…«
Effectivement la technologie numérique pourrait faciliter le travail des bibliothécaires et les soulager d’un certain nombre de tâches de manutention et de gestion au profit d’un travail de médiation. Mais il faut relativiser la portée de cet argument. En effet, PNB tout comme d’autres offres de livres numériques proposent exclusivement des livres numériques verrouillés par des DRM (mesures techniques de protection). Comme l’a souligné l’ABF dans son communiqué, la présence de ces verrous implique un certain niveau de maîtrise informatique pour parvenir à accéder au contenu des livres numériques.
Un usager qui télécharge un livre numérique via PNB doit d’abord télécharger un logiciel externe Adobe Digital Edition (ADE) puis l’installer sur son terminal fixe ou mobile. Il doit ensuite se créer un compte associé avec un identifiant et un mot de passe différent de celui qu’il utilise pour se connecter à son compte lecteur sur le site de la bibliothèque. Quand le compte est créé, il faut ensuite s’identifier dans ADE pour pouvoir être autorisé à lire le livre numérique et le transférer sur son appareil de lecture. Il arrive fréquemment que les usagers des bibliothèques n’arrivent pas à franchir toutes ces étapes complexes.
Les bibliothécaires se retrouvent à assurer le Service Après-Vente d’Adobe et à expliquer comment accéder au contenu. C’est autant de temps perdu par les professionnels des bibliothèques, pour effectuer un travail de médiation, centré non sur les modalités d’accès, mais sur les contenus. Numilog en son temps avait réalisé un tutoriel (ou plutôt un pensum) de 14 pages pour expliquer aux usagers comment accéder au contenu de l’offre en e-books des bibliothèques; pareillement, le mode d’emploi de PNB mis en ligne par le Réseau des bibliothèques d’Aulnay-sous-Bois ne comporte pas moins d’une vingtaine de pages : avec PNB, adieu la simplicité d’accès aux contenus. Dans leur plaidoyer pro-PNB, certains bibliothécaires arguent que les DRM sont l’occasion de dialoguer avec nos usagers. Nous avons une plus haute idée des enjeux de la médiation numérique en bibliothèque…
L’argument du « temps gagné pour la médiation » suppose aussi que les bibliothèques participantes remplacent progressivement leurs acquisitions de nouveautés imprimées par des e-books acquis via PNB, sans quoi elles ne dégageraient aucun temps pour la médiation. Dans notre étude publiée en décembre dernier, nous avons précisément examiné l’hypothèse d’une substitution progressive des acquisitions papier par de l’électronique. Même si, selon les expérimentateurs, « les budgets sont maîtrisés » aujourd’hui, à cause du modèle inhérent à PNB de la vente au titre, il apparaît que l’acquisition de nouveautés via PNB n’est pas soutenable à moyen terme.
Une bibliothèque implantée dans une ville de plus de 100 000 habitants devrait débourser plus de 490 000€ par an pour acquérir sous forme électronique l’équivalent des nouveautés papier acquises sur la même période.
On mesure les difficultés financières à venir quand on sait que, en 2012, les bibliothèques desservant des agglomérations de taille comparable ont dépensé en moyenne 33 325€ pour l’acquisition de ressources numériques. Dans nos projections, nous n’avons même pas pris en compte la date de péremption des titres et l’obligation de rachat par les collectivités. A fortiori, le tableau serait encore plus sombre pour les villes dont la population est inférieure à 100 000 habitants. Pour mémoire les budgets actuels des ressources numériques achetées par les villes de 20 à 40 000 habitants représentent seulement 2,24% du montant de l’offre proposée par PNB fin 2014. Cela représente 220 titres à condition que les prix restent ceux de l’imprimé, ce qui n’est pas le cas pour les nouveautés dont le prix est souvent triplé…
Même si les budgets augmentent, peut-on construire des politiques documentaires sur d’aussi petites collections? Les acquisitions se limiteront-elles aux nouveautés? Est-ce là à l’avenir ce que pourront acquérir les bibliothèques alors même que l’intégralité de la production éditoriale sera disponible hors-bibliothèques en numérique pour le grand public? Nous aurons nécessairement besoin d’offres très larges à l’avenir.
Nous allons tout droit avec PNB vers une transition inabordable dans les conditions actuelles. Nous ne sommes pas les seuls à nous interroger sur le prix du dispositif. Le Réseau CAREL, auquel participent la plupart des bibliothèques engagées dans l’expérimentation de PNB, notait dans un document rendu public en février dernier :
Il apparaît dès lors que la bibliothèque lorsqu’elle achète un titre numérique paie jusqu’à 3,89 fois plus cher que pour le titre papier correspondant.
Il est vrai que, question endettement des collectivités locales, on n’en est plus à une ardoise près… Les élus locaux et les chambres régionales des comptes apprécieront… La question que nous posons s’adresse avant tout aux pouvoirs publics : est-ce au secteur public de financer la transition numérique du secteur de l’édition ?
Même en supposant que la transition du papier vers le numérique puisse s’effectuer avec PNB en douceur pour les budgets des collectivités locales, comment, avec un tel modèle économique, peut-on estimer une seule seconde satisfaire les publics ? Il faudrait multiplier au moins par 10 le budget consacré aux ressources numériques. Même en considérant qu’il faut réduire le chiffre du budget des imprimés en diminuant le nombre d’exemplaires, le compte n’y est pas et ne risque pas d’y être. Si l’offre d’ouvrages est disponible en numérique, en quoi les besoins documentaires identifiés sur un territoire seraient-ils fondamentalement différents d’un support à l’autre ? Pour l’heure, on ne constate pas l’existence d’une politique documentaire formalisée et convaincante pour le livre numérique.
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ActuaLitté CC BY SA 2.0
2. « Les difficultés rencontrées avec les DRM sont essentiellement limitées à la première utilisation du service de prêt numérique ». Sans doute, mais avec quelles incidences pour les usagers ?
Dans l’article publié dans la revue Lettres Numériques, les bibliothécaires expliquent que, pour aussi déroutantes que soient les nombreuses étapes requises avant d’accéder au contenu, elles ne le sont que lors de la première utilisation du service. Certes, une fois que le compte ADE est créé et que l’usager a enfin obtenu une autorisation pour consulter l’e-book depuis son terminal fixe ou mobile, il n’est plus nécessaire de repasser fastidieusement par toutes les étapes… Mais encore faut-il que l’usager ait envie de revenir.
PNB complique grandement l’accès des usagers des bibliothèques au contenu des livres numériques, alors même que la facilité d’accès aux contenus numérique représente un enjeu fondamental, à telle enseigne qu’elle figure parmi les 12 recommandations signées par une grande partie des associations professionnelles et par le Ministère de la Culture et de la Communication.
Il nous semble que c’est une erreur fondamentale de minimiser les obstacles techniques inhérents aux systèmes de prêt numérique. Une étude citée par l’Enssib portant sur les bibliothèques aux Etats-Unis, où Overdrive domine le marché, montre que les bibliothécaires sont 71% à trouver que la facilité d’utilisation n’est pas au rendez-vous, 59% à trouver que la technique est un frein, et 41% estiment que les DRM sont la source des problèmes.
Cette complexité explique le découragement de certains usagers. De ce fait, peut-être préféreront-ils se résigner à attendre le retour d’un exemplaire physique ou bien à se procurer le livre numérique par d’autres voies, certes parfois illégales mais infiniment plus simples. Faut-il rappeler que le piratage est fortement corrélé à l’apposition de DRM ? Faut-il rappeler qu’en France, plus de 130 éditeurs ont complètement abandonné les DRM? Intéressant en passant de constater que l’auteur de cette liste, Hervé Bienvaut, très actif sur Twitter pour défendre PNB, est le premier à critiquer la présence de DRM dans les offres commerciales pour les publics. Comment comprendre cette contradiction ?
Outre l’expérience des usagers, il faut prendre en compte les enjeux liés à la protection de leur vie privée. Techniquement les dispositifs de prêt numérique permettent des collectes de données qui permettent une véritable intrusion des fournisseurs de services dans la vie privée des lecteurs. Un article récent d’Andrew Proia A New Approach to Digital Reader Privacy; State Regulations and Their Protection of Digital Book Data paru en 2014 dans la revue juridique Indian Law Journal précise ce point :
Actuellement, les fournisseurs de services et de dispositifs de lecture numérique ont la possibilité de stocker les données sur les habitudes de lecture des utilisateurs avec des détails précis, sachant non seulement ce que le lecteur a acheté comme livres, mais aussi quels livres il a parcouru, quelles pages il a visualisées, et même le temps qu’il a consacré sur tel ou tel passage du livre. Cela peut être réellement inquiétant dans la mesure où ces données pourraient permettre à des tiers d’en faire un usage nuisible aux libertés individuelles.
L’an dernier, Adobe a d’ailleurs fait l’objet d’une polémique liée à son logiciel Adobe Digital Edition. Il a été démontré qu’Adobe mettait en oeuvre la même politique de violation de la vie privée qu’Amazon ou Google. En effet, à travers ADE, Adobe sait très précisément quels livres ont été lus et si le lecteur les terminés ou abandonnés en cours de route. En outre, au moment où le scandale a éclaté, on s’est aperçu que ces données transitaient en clair, donc sans être chiffrées, sur les serveurs d’Adobe.
Si ce défaut a été corrigé, la surveillance est toujours de mise. Il est alors légitime de se demander si les bibliothèques qui participent à PNB (mais aussi à tous les autres services qui nécessitent ADE) ne jouent pas le rôle d’auxiliaires d’une firme qui s’est notamment spécialisée dans la surveillance des données des utilisateurs. La présidente de l’American Library Association avait eu ces mots définitifs à propos d’Adobe: « Les gens attendent et méritent que leurs activités de lecture restent privées et que les bibliothèques conservent la confidentialité des dossiers de leurs usagers ».
Les bibliothèques doivent impérativement être garantes de la vie privée des utilisateurs de leurs services !
3. Le « prêt numérique » bardé de DRM serait la seule alternative au don : faux
Qualifier comme dans l’article de Lettres Numériques, le prêt numérique assorti de DRM comme seule alternative au don, c’est postuler une fausse analogie entre le prêt d’ouvrages physiques et la mise à disposition d’ouvrages numériques. Dans l’univers numérique, il est possible de mettre à disposition des ouvrages numériques sans que cela s’apparente à « donner » des fichiers ou à « prêter » des fichiers chronodégradables. Nous avons même listé certains modèles alternatifs.
En tout état de cause, nous considérons qu’il est nécessaire de donner une base légale aux usages collectifs effectués dans les bibliothèques de manière à leur permettre d’exercer leurs missions dans des conditions juridiques sécurisées.
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