Oui nous sommes confinés. Tentons de ne pas être des cons finis. Le débat a fait rage, le lobbying fut actif. Résultat des courses ? Tout le pays a la nette impression qu’en France on ne peut plus acheter de livres. Il n’y a rien de plus faux. En revanche, ô infortune, il nous faut fournir plus d’efforts pour les obtenir. Las ! n’est-ce donc que cela ?

Effort N°1 : prenez votre téléphone, votre PC, votre Mac, votre tablette : tapez librairie et le nom de votre ville dans un moteur de recherche, vous verrez, vous obtiendrez forcement une réponse – parce qu’il y en a plus de 3000 en France, arrêtez de chipoter. Ou alors vous regardez ici où est la librairie la plus proche. Et il y a une case prévue dans l'autorisation de sortie. Vérifiez même si votre libraire n'a pas un compte sur les réseaux sociaux.
Effort N°2 : allez sur leur site, furetez, envoyez un mail, appelez-les. Incroyable, on m’aurait sous-informée ? Il y aurait des plateformes d’e-commerce de libraires ? Je peux commander en ligne et faire vivre mon libraire chéri ? Osez me dire qu’il vous est impossible d’envoyer un mail en demandant : « Voilà ce que j’aime et qui m’intéresse, vous me conseilleriez quoi ? » Rhalala, quel effort. Là se passera certainement un miracle : un humain vous répondra, et pas un algorithme.
Effort N°3 : choisir de passer prendre sa commande, plutôt que de simplement sortir Médor. Et suggestion, vous pouvez aussi emmener Médor pour passer prendre votre commande, voire si vous êtes un maître dans l’art du dressage, envoyer Médor avec un panier autour du cou. Auquel cas, envoyez-nous la photo.
Et si le click & collect n’est qu’un pis-aller pour les commerces, dans la mesure où il ne parvient que péniblement à atteindre les 10 % du chiffre d’affaires habituel d’une librairie, à nous de faire mentir les chiffres !
Fais ce que je dis, ce que je fais en revanche...
Mais les débats, parfois houleux et agressifs, font à mes yeux surgir un certain nombre d'interrogations, et soulèvent des réflexions nécessaires.
Ce qui me semble frappant ces derniers jours, c’est cette vision simpliste du métier de libraire, garde-fou de la culture, phare au milieu du chaos, héraut d’une pensée qui sans lui deviendrait peau de chagrin. J’avais cette vision quand je suis entrée en librairie il y a quelques décennies désormais. La réalité du métier m’a immédiatement rattrapée.
Et nous avons longuement attendu que les "élites" en question viennent nous défendre, nous, nos savoir-faire, notre savoir-être, notre indépendance. Que je sache, le réveil actuel – même si l’on peut le saluer – est bien tardif, si ce n’est trop. La preuve, l’hydre continue de fonctionner, Amazon continue de servir du livre. Mais il y a déjà longtemps qu'il a gagné, y compris parce que les éditeurs lui octroient une marge indécente en regard de celle attribuée aux libraires, parfois plus de 15 points au-dessus. Et sur ce sujet, sans jouer les Cassandre, la messe est depuis longtemps dite, sans mea culpa possible. Quel éditeur aujourd'hui aurait le courage de proposer une marge si faible à Amazon que celui-ci refuserait de référencer ou prendre en stock les titres? Et aurait-il raison pour autant de le faire? Qu'en penseraient les auteurs?
Sacraliser ce métier, c’est sans doute faire fi de ce que les librairies, et les libraires, ne sont pas des mécènes culturels, mais des entreprises, que personne ne peut accuser de course au profit : la librairie est le commerce le moins rentable de France, avec une rentabilité qui avoisine les 1 %.
Quant aux élus qui prennent la parole, n’est-ce pas oublier la politique territoriale menée depuis des dizaines d’années, la désertification des centres-villes, directe conséquence des autorisations signées par les maires et élus locaux pour l’établissement de ces immenses villes-bidons périphériques? Les enseignes s’y agglomèrent pour rendre plus facile la surconsommation à laquelle nous succombons tous, ravis de nous entasser dans les zones commerciales tous les week-ends. D'ailleurs, oublions-nous que nos élus se félicitent de l’implantation de nouveaux entrepôts mastodontes, y compris en ce moment même, et sourient tranquillement pour la photo en coupant le ruban ?
Par ailleurs, on a vu poindre le reproche qui serait adressé à une élite, ou du moins ce que nous pensons être l’élite : oui les auteurs, les libraires, les journalistes, les politiques, ont une arme, qui leur donne un pouvoir : ce sont les mots, avec lesquels ils jonglent au quotidien. De là à glisser dans la manipulation du discours, il n’y a certes qu’un pas.
Mais peut-on reprocher à tel ou tel de s’engager ? Avez-vous vu un auteur faire sa promo ? Appelons un chat un chat : Joann Sfar n’a pas besoin du sien pour vendre ses livres, en vivre. Cela le rend-il coupable de prendre la parole ? Parce que, mettons les pieds là où la parole n’a plus de mots : entre les auteurs invisibles et ceux très médiatisés, qui doit s'exprimer ? Ceux qui n’ont pas d’audience et n’en auront pas plus que les débats et commentaires circonscrits à leurs abonnés sur les réseaux sociaux ? Ceux qui assureront, bons clients, de l’audience aux médias, qui eux-mêmes vivent de la pub ? N'est-ce pas vertueux d'engager sa notoriété au service de causes que l'on juge nobles?
Et si nous prenions tous la parole, échangions sans tomber dans le « tu es un crétin de penser ça, et tu as tort puisque je pense le contraire »?
Fluctuat nec mergitur? Cette fois-ci, rien n'est moins sûr
Je comprends, pour l’avoir éprouvée moi-même, l’immense fatigue qui suit les rentrées (scolaire et littéraire), l’effort surhumain qu’il faut fournir juste après pour les mises en place de Noël. Cette année se sont rajoutés la gestion chaotique des mesures instaurées de sécurité, nécessaires à un commerce « repensé », l’état psychique dans lequel nous sommes chacun, et la crainte d’être soi-même exposé au virus, y compris en assurant le click and collect ou les livraisons. N'avons-nous pas encore compris le risque de contamination?
Et je ne peux que comprendre tout autant les inquiétudes des patrons et propriétaires, englués dans une trésorerie qui, si cette situation se poursuit, ne pourra pas assurer la pérennité des emplois.
Ce qui m’interroge bien plus profondément, c’est combien, une nouvelle fois, ce sont les deux bouts de la chaîne qui souffrent le plus : créateurs et libraires, les plus mal payés, les moins rentables. Ce moment de crise jette un éclairage sur ces forçats du livre, si méconnus. Si les organisations d’auteurs font depuis des années entendre leurs voix, de plus en plus audibles, on l’espère, pour leur permettre de vivre de leur métier, il n’en est pas de même pour les libraires, les employés en librairie et autres conseillers de vente tels qu’on les nomme en enseigne, peu représentés syndicalement, ou dont l’action syndicale se limite à des prises de parole sans réel effet, on vient encore une fois de le constater.
Et qui plus est, le métier de libraire est essentiellement féminin [NdlA : je ne parle pas des propriétaires de librairie. Là, comme dans l'ensemble du monde occidental régi par le capitalisme, ce sont pour la plupart les hommes qui ont la main sur les cordons de leur bourse (pouf pouf)]. Des femmes souvent très diplômées, sous payées en regard de leurs qualifications, et qui le resteront tout au long de leurs carrières.
Je n’aborderai même pas la question de leurs compétences, si la compétence des femmes était un sujet, veuillez me pardonner la libéralité de mes propos, je suis certaine que nous ne vivrions pas le bordel actuel dans lequel nous surnageons tous. D’aucuns argueront que nous avons une femme à la tête du Ministère : on voit combien son pouvoir est limité, de fait. Elle en est réduite à demander un boycott d’Amazon, alors qu’elle fait partie d’un gouvernement qui a tous moyens de le contraindre.
Ce que le bruit fait autour du livre et des librairies, et des rayons livres des grandes surfaces révèle, c'est – il me semble – une inquiétude profonde, et qui dépasse largement le cadre des librairies, liée à la pandémie : sans pouvoir désormais imaginer un futur, même proche, l'imaginaire, la fiction, la réflexion, et leurs supports (et cela concerne donc tous les secteurs culturels) deviennent d'autant plus nécessaires à notre santé psychique, quels que soient nos appartenances sociales, nos niveaux culturels, nos pouvoirs économiques. Les dernières mesures prises en France nous ramènent à la réalité brutale de ce que sont devenues nos sociétés occidentales : nous sommes une force de travail, dans l'obligation de produire. Le reste n'est pas essentiel.
Alors au terme de tout le verbiage que je viens de vous asséner, je vais vous faire un aveu insupportable : je ne sais pas ce qu’il faut penser, pour / contre, ouverture / fermeture, Culture / confiture.
Mais je peux agir, dans le périmètre qui m’est pour l’instant encore octroyé : je peux encore acheter des livres, et faire vivre, stratégie colibri, ma librairie de quartier. Et m’acharner à chercher les milliers de nuances du présent qui nous est donné de vivre.
Commentaires
La balle rit mais ... jaune!, le 05/11/2020 à 13:51:31
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Mimiche, le 05/11/2020 à 13:59:23
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