L'apparition du matériel informatique n'a pas uniquement fasciné ceux que l'on n'appelait pas encore les développeurs : elle a également attiré l'attention des promoteurs du savoir et de la culture libre, qui se sont rapidement approprié l'outil. Quelques décennies, et une bonne dose de bits plus tard, jeu vidéo et littérature - voire même écriture - sont toujours sévèrement branchés.
Le 03/12/2013 à 12:53 par Antoine Oury
Publié le :
03/12/2013 à 12:53
Est-il besoin de le rappeler, alors que l'homme est devenu une figure particulièrement adulée de notre temps, que Steve Jobs lui-même fut l'un de ces hippies intéressés par l'informatique comme outil créateur d'un monde virtuel à inventer totalement ? Il n'était pas seul, loin de là : Richard Stallman, et surtout Michael Hart, créateur du Projet Gutenberg (dont l'objectif est la numérisation des oeuvres écrites) et du premier ebook en 1971, l'accompagnent.
Dans son fonctionnement basique, l'informatique s'appuie déjà principalement sur le texte, et se dote rapidement d'un langage propre pour permettre aux programmateurs et autres informaticiens de bâtir les programmes, ou simplement d'exprimer des instructions compréhensibles par les machines. Avec le développement de la technologie se sont constituées des variantes, des instructions plus complexes, mais la base est là : le texte est à l'intérieur même de la machine.
Écrire, la forme basique du jeu vidéo
La pièce est sombre, éclairée par la lueur de quelques bougies : sur la table, des bouts de papier, une paire de dés, rien que du très commun dans les années 1970. Les personnages autour de la table sont plus atypiques : l'un d'entre eux est coiffé d'un chapeau que certains verront comme original, d'autres comme ridicule. D'autres larrons ferment le cercle autour de la table, certains affublés d'un signe caractéristique du même acabit : maquillage rudimentaire, broche...
Les attablés se prêtent à un jeu étrange, qui fait peur aux non-initiés. Donjons et Dragons a été créé en 1974, et séduit une part des jeunes par l'évasion dans un monde heroic-fantasy qu'il propose. Pourtant, nuls graphismes ravageurs, ou de bande sonore tonitruante. Le seul gameplay est celui constitué par une feuille de papier, un stylo, les dés. Le jeu s'appuie sur l'histoire contée par le maître du jeu, grand ordonnateur d'un univers, qui se modifiera selon son imagination et les lancers de dés, heureux ou malheureux.
Pourtant, tous les éléments à venir du jeu vidéo sont déjà là, comme le rappelle Mathieu Triclot dans sa Philosophie du jeu vidéo (éditions Zones) : agôn (la compétition), aléa (le hasard), mimicry (la simulation) et ilinx, le vertige provoqué par un jeu captivant (l'auteur s'appuie lui-même sur Les Jeux et les hommes - Le masque et le vertige, de Roger Caillois, Gallimard).
Et les premiers jeux vidéos s'en souviendront, puisqu'ils proposeront essentiellement aux joueurs de s'asseoir devant un ordinateur, qui leur contera lui-même l'histoire. Aucune image, pas de personnage modélisé à l'écran, mais de simples lignes de textes : le premier jeu d'aventures textuel, Colossal Cave Adventure, est né, en 1976.
On remarquera sans trop de difficultés que les lignes de textes sont bien plus nombreuses que les interactions proposées aux joueurs... Le genre rencontre un certain succès, et Zork, sorti peu après (1979), devient une référence du genre. Déjà, se profile à l'horizon une obsession chez les créateurs de ces jeux vidéo : dépasser les capacités de la machine, obéissante mais pas vraiment intelligente. En effet, qu'il s'agisse de Colossal Cave Adventure ou Zork, les instructions que peuvent entrer les joueurs sont limitées, et, généralement, prédéfinies à l'avance : « prendre... », « aller... », « ouvrir... ». Les commandes ne sont pas légions, et les énigmes parfois ardues...
Tout un héritage culturel à célébrer
Les décennies 1980 et 1990 verront la popularisation, et le succès grandissant des jeux vidéo : les producteurs de software ont besoin de concepts, et les scénaristes en la matière ne sont pas forcément légion. Les adaptations sont donc particulièrement en vogue, et, outre le cinéma, la littérature fournit un bon réservoir de héros et de péripéties.
Gatsby le Magnifique, Les 3 Mousquetaires, Dr Jekyll et Mr Hyde... Les jeux tirés du roman se succèdent, selon des concepts plus ou moins heureux, qui récupèrent gameplay et graphismes de jeux déjà conçus et, de préférence, couronnés de succès. Quant à retrouver Mario ou Donkey Kong dans Gatsby le Magnifique... Certains projets sont plus sérieusement menés, comme le Fahrenheit 451 de Ray Bradbury, dans lequel le joueur incarne le pompier dissident Guy Montag, cinq ans après la fin du roman. L'écrivain avait validé le projet, se déclarant « ravi de participer à l'évolution de Fahrenheit 451 en jeu pour ordinateur ». Quelques années plus tard, pas à une contradiction près, l'écrivain écrira que « les jeux vidéo sont pour les gens qui n'ont rien à faire ».
Toujours considéré comme une culture de seconde main, bonne pour les geeks, le jeu vidéo puise encore la majeure partie de son inspiration dans la culture populaire. Les jeux d'épouvante ou d'horreur, du type Alone in the Dark, se tournent alors vers Lovecraft ou Stephen King. Une série pionnière, mère des Call of Duty ou Battlefield, se constituera même en forte collaboration avec le père du roman d'espionnage, Tom Clancy, à l'occasion de la sortie de Rainbow Six (1998). Le développement du jeu se fait alors en parallèle à celui du roman, et le titre prend le parti de l'écrivain avec un univers ultra-réaliste et stratégique, où une balle (!) suffit à tuer le joueur. Une blague courante souligne que Tom Clancy aurait finalement vu son nom associé à plus de jeux vidéo que de livres...
Des séries plus modernes, qui semblent totalement déconnectées d'inspirations littéraires, se révèlent après examen assez finement tournées : la franchise Assassin's Creed (Patrice Désilets et Jade Raymond), une des plus suivies sur les consoles next-generation, trouve ainsi son origine dans un roman du slovène Vladimir Bartol, Alamut, écrit en 1938. Dans ce livre de science-fiction de la veine de Stalker, le héros Desmond Miles découvre une machine capable de lui faire vivre les existences de ces ancêtres, et l'auteur s'empare de la secte des Assassins des siècles passés pour dénoncer les manipulations des dictatures d'Hitler ou de Staline. « Rien n'est réel, tout est permis », le slogan est resté le même...
Écrire un jeu vidéo, travail à plein temps
Dans Jacked, l'histoire officieuse de GTA (David Kushner, éditions Pix'n'Love), les scénaristes de la franchise star du jeu vidéo, toujours prompte à transgresser les codes et la censure, sont formels : écrire un jeu vidéo est une occupation dangereuse. Pour chaque épisode de la série, l'équipe entière (du designer au développeur) se rend dans la ville utilisée comme inspiration pour la création du monde numérique où le joueur pourra commettre ses méfaits. New York, San Francisco, Los Angeles, Las Vegas... L'équipe de Rockstar Games mitraille (de photos) la ville, et s'immerge en profondeur dans les bas-fonds urbains...
Le PDG et fondateur de la boîte de développement, Sam Houser, injectera même dans GTA IV sa propre expérience de Britannique émigré aux États-Unis en la personne de Niko Belić, le héros du jeu, vétéran de l'Europe de l'Est découvrant New York. Avec le développement du marché et la variété de titres disponibles, les joueurs s'attendent désormais à des scénarios fouillés, ou du moins plus complexes que la simple progression narrative situation initiale-élément perturbateur-péripéties et résolution (Mario, en somme).
Les années 1990 verront l'émergence de fameux exemples en la matière, avec des jeux atteignant un degré de complexité et de cohérence rarement atteint : Metal Gear Solid (Hideo Kojima), tout d'abord, devient une référence du jeu d'action et d'infiltration, et son scénario n'y est sûrement pas étranger. Savant mélange de science-fiction, d'épouvante et de références politiques, le jeu commence comme La Grande Évasion avant de s'orienter vers une histoire complexe, dans laquelle chaque protagoniste a son importance.
Dans le domaine de la fantasy, même si le terme pourrait faire l'objet de discussions, impossible de ne pas reconnaître en Final Fantasy (Hironobu Sakaguchi) une des sagas les plus imposantes jamais écrites. Foisonnant de monstres et d'ennemis en tout genre, l'univers du jeu développe également des scénarios surprenants, dans lesquels les joueurs ne sont jamais à l'abri d'une surprise. Il faut avoir joué pendant de longues heures à Final Fantasy VIII (PS1), et préparé avec acharnement l'assassinat de la principale ennemie du jeu, pour réaliser à quel point les scénaristes ont pu développer un sadisme poussé, mais jouissif, vis-à-vis des joueurs et de leur dextérité.
Là encore, les différentes suites seront l'occasion pour les scénaristes de multiplier les ponts entre les univers et les personnages, quand bien même les épisodes ne se suivent pas nécessairement entre eux. L'amélioration technique des dispositifs de stockage permet également de prendre un peu plus de place pour les revers et progressions de l'histoire : néanmoins, FFVIII nécessitait encore 4 CD, à sa sortie en 1999.
À présent, et outre la nécessaire exploitation commerciale de certains concepts dans des suites pas forcément immanquables, le jeu vidéo est confronté à l'envie de permettre aux joueurs de faire un peu tout et n'importe quoi, un rêve de liberté totale fondateur pour le dernier Grand Theft Auto, par exemple. Dans le même temps, il compose de plus en plus souvent avec le mode multijoueurs, qui, avec le développement de l'accès à Internet, devrait constituer la principale piste de développement futur. À voir si les joueurs lambda (les codeurs et hackers le faisant depuis longtemps) deviendront alors les auteurs des oeuvres vidéoludiques de demain.
Retrouvez la littérature et les jeux vidéo les 6, 7 et 8 décembre prochains, au cours de la deuxième édition de Connexions, « En jeux », aux Arènes de l'Agora Evry. Entrée gratuite.
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